Kiki Smith
Corps, nature et expérience viscérale de créer
Je ne crois pas avoir le contrôle sur mon travail, ni sur la direction qu’il prend.
L’artiste américaine Kiki Smith est la dernière artiste à bénéficier d’une exposition à la Monnaie de Paris avant la fin de son programme d’expositions d’art contemporain. Smith a exploré une myriade de sujets par le biais de son travail, du corps de la femme au catholicisme en passant par la sorcellerie, le fantastique et la nature. Les médiums qu’elle utilise sont tout aussi variés : sculpture, dessin, eau-forte, estampe, tapisserie… Une œuvre riche mise en lumière à travers cette exposition qui prend fin ce 9 février. Aujourd’hui âgée de 65 ans, Kiki Smith a grandi entourée de créatifs. Sa mère, chanteuse d’opéra, et son père artiste lui ont conféré une “confiance aveugle” devenue la source de sa carrière prolifique. Après avoir vécu dizaines d’années dans la ville de New York, elle réside aujourd’hui dans la petite ville de Catskill dans l’État de New York.
Votre exposition à la Monnaie de Paris a été présentée suite à votre rétrospective, Procession, à la Haus der Kunst de Munich, au Sara Hildén Art Museum de Tampere (Finlande) et au Palais du Belvédère à Vienne. Comment l’avez-vous appréhendée ?
Une part de moi voulait proposer quelque chose de différent pour la Monnaie de Paris. La dimension de rétrospective ne m’intéressait pas vraiment, je souhaitais plutôt présenter une agglomération d’œuvres qui montrerait toute les directions que j’ai pu prendre dans mon travail.
Au début des années 1990, beaucoup de vos œuvres avaient pour objet la féminité et les fluides corporels. Quelle en a été la genèse ?
Lorsqu’on est plus jeune, notre corps nous confronte à beaucoup de réalités. J’avais environ quarante ans quand j’ai créé mes séries sur les orifices et les fluides corporels qui, lorsqu’on est une femme, coulent de nous sans que l’on puisse les contrôler. J’ai créé une œuvre sur l’action d’uriner, une sur le sang, et une autre [Untitled III (Upside-Down Body with Beads),1993] sur des liquides non identifiés. Une de mes amies m’a envoyé une carte postale d’une gargouille installée en porte-à-faux sur la façade d’une église, positionnée comme si elle urinait sur la tête des passants. J’ai pensé à créer une œuvre en porte-à-faux mais je n’avais aucune idée de comment la réaliser. J’ai fini par créer un corps penché en avant. Lorsque ma mère s’est fracturé la hanche, je me suis installée chez elle et j’ai commencé à travailler ces gouttes pour représenter un liquide.
« Rapture », 2001 © Kiki Smith, courtesy Pace Gallery
Votre sculpture Pyre Woman Kneeling (2002) représente une femme, que l’on pense être une sorcière, sur le bûcher. Qu’est-ce qui vous a poussée à travailler ce sujet ?
On m’a demandé de participer à une compétition de sculpture à Manhattan pour le Irish Hunger Memorial (concours remporté par l’artiste Brian Tolle, ndlr.) Je suis Irlando-Américaine, et la Grande Famine d’Irlande (1845-1849) a profondément affecté ma famille. Je n’avais pourtant pas de vision sculpturale de la famine. J’ai donc créé ces femmes sur le bûcher pour la mémoire des sorcières, parce que beaucoup de femmes ont été tuées après qu’on les ait accusées de sorcellerie. J’aime l’image du Christ sur la croix – “mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” – et pour moi les femmes se sont retrouvées dans la même situation que le Christ.
Au milieu des années 1990, you avez commencé un travail de dessin des animaux et des oiseaux, exprimant un intérêt pour le monde naturel. Qu’est-ce qui a provoqué ce tournant dans votre œuvre ?
Je me suis rendue au Peabody Museum of Natural History à Harvard pour y voir les fleurs de verre et les animaux taxidermisés. J’ai passé beaucoup de temps à dessiner, mes dessins sont devenus des imprimés que j’ai ensuite utilisés pour des travaux en trois-dimensions. Un des conservateurs m’a parlé de la destruction des habitats, de l’extinction des mammifères et des insectes à cause de l’homme. Ça a réellement changé ma vie. Dès ce moment, je savais que je ne devais plus me soucier des choses corporelles; je pouvais faire attention au monde extérieur et l’incorporer à mon amour pour le fantastique.
Face aux nouvelles lois qui réduisent le droit à l’avortement aux États-Unis, ne ressentez-vous pas le besoin d’à nouveau traiter les droits de la femme ?
Non, car je ne crois pas avoir le contrôle sur mon travail, si sur la direction qu’il prend. Parfois je suis envieuse de tous ces artistes qui traitent du corps et je me mets à penser : “oh, moi aussi je faisais ça, avant !” Peut-être que le corps reviendra à moi un jour, mais ce n’est pas quelque chose que j’essaie de contrôler. Je laisse mon œuvre aller où elle le souhaite.
Droite: « Pyre Woman Kneeling », 2002, © Kiki Smith, courtesy nctm e l’arte et Galleria Raffaella Cortese
Qu’est-ce qui a provoqué en vous l’envie de créer des tapisseries, et quel impact ont-elles eu sur vous ?
J’ai toujours adoré les tapisseries depuis que je suis enfant. Ma sœur, elle aussi artiste, s’est installée en France il y a plus de trente ans, et ma mère et moi sommes allées lui rendre visite. Je me suis aussi rendue à Angers pour voir la Tenture de l’Apocalypse (un chef-d’œuvre médiéval commandé par Louis I, Duc d’Anjou, en 1375). L’imagerie y est très vive, et sa réalisation a demandé de grands efforts. C’est l’une des œuvres les plus profondes de sens, riches et inspirantes que j’ai eu la chance de voir. Il y a quelques années, Magnolia Editions (Californie), qui travaillent avec le métier Jacquard, m’ont invitée à collaborer avec eux. Jusque là, j’avais principalement fait des dessins en noir et blanc, et je n’imaginais pas utiliser de la couleur. Faire des tapisseries m’a donné l’opportunité d’appréhender la couleur, que j’ai ensuite commencé à utiliser dans mes dessins. Jusqu’ici, j’ai réalisé treize tapisseries, et j’espère en faire davantage.
Les tapisseries représentent des animaux, des abeilles, des étoiles et le corps féminin d’un point de vue fantastique. D’où tirez-vous l’inspiration ? Du changement climatique, peut-être ?
J’ai commencé à travailler les tapisseries à New York, mais elle se sont développées principalement à partir du moment où je me suis installée dans le nord de l’État. On y est entouré par la nature, les animaux, les plantes, les insectes. Notre maison est proche des soixante ruches. J’ai voulu créer des tapisseries qui seraient une combinaison de l’Art Deco des années 1920, d’Hollywood, du Moyen-Âge et de l’art hippie, en y incorporant des aspects des Roaring Twenties et du spectacle. Je voyais toujours des biches traverser la rue, j’entendais les renards chanter… Donc ces observations ont nourri mon travail. La nature est très douée lorsqu’il s’agit de se protéger. C’est l’intervention de l’homme qui crée le chaos.
Pouvez-vous me parler de votre intérêt de toujours pour l’estampe ?
Cela fait trente ans que je crée des gravures à l’eau-forte et de estampes. Et j’en suis toujours à la partie visible de l’iceberg ! Il existe tant de procédés que je n’ai jamais encore approchés. Je me suis achetée une presse typographique cette année, et je suis actuellement en train de remettre en état un espace pour pouvoir l’utiliser.
J’ai lu quelque part que vous aspirez à bâtir une chapelle. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Le Bard College, dans l’État de New York, m’a donné son accord pour réaliser ce projet si j’arrivais à récolter les fonds. Je ne suis pas vraiment bonne à ça, donc pour le moment le projet est endormi. Un jour, peut-être, quelqu’un me dira : “je te donne un million de dollars pour le faire”, ou peut-être serais-je amenée à en bâtir une ailleurs. J’ai créé un vitrail pour la synagogue d’Eldridge Street à New York, qui a été inaugurée l’année dernière – et j’en suis très heureuse.
Aimiez-vous dessiner lorsque vous étiez enfant ?
Certains élèves à l’école avait de très bonnes aptitudes en dessin et une compréhension du langage visuel. Ils pouvaient dessiner parfaitement les visages, les chiens, les chats. Je n’avais aucune aptitude de ce genre. Une de mes amies pouvait tout faire, mais cela lui importait peu. Mon manque capacités m’a d’autant plus motivée. Un autre ami m’a aussi dit qu’il avait décidé de ne plus poursuivre une carrière artistique parce qu’il ne serait jamais aussi talentueux que Van Gogh. Je me suis dit : “Je ne serai jamais aussi talentueuse que Van Gogh non plus, mais qui s’en soucie ?” Rien ne peut t’empêcher d’être un artiste, ça vient de l’intérieur. Mais ça ne veut pas dire que l’on va faire carrière pour autant. Cependant on peut toujours créer lorsqu’on a la volonté d’y mettre toute son énergie. Il y a plusieurs années, je créais tous mes meubles moi-même.
Que signifie être une artiste pour vous ?
Être une artiste, c’est faire confiance en ce que je suis et ne jamais en douter. Je n’ai jamais intentionnellement cherché à arriver à un certain point ou à maîtriser telle ou telle technique. Je suis simplement intéressée par la lutte et l’expérience viscérale de découvrir différentes méthodes de créer. Il me faut souvent beaucoup de temps, passé chez moi à “fixer les murs dans le blanc des yeux”, avant que quelque chose se passe et que j’y prête attention. Mais je trouve beaucoup de plaisir dans les choses qui vous tombent dans le cerveau et qui vous l’occupent pendant des mois voire des années.
Interview : Anna Sansom
Portrait et photos : Michaël Huard