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30.06.2022 #mode

Nathalie Dufour

Le Prix de l’ANDAM

« Souvent la jeunesse a du mal à avoir foi en elle-même, et moi je trouve que quand quelqu’un croit en toi, ça te donne des ailes. »

Martin Margiela, Viktor & Rolf, Jeremy Scott, Christophe Lemaire, Anthony Vaccarello, Alexandre Mattiussi, Simon Jacquemus, ou encore le duo Coperni. Qu’est-ce que tous ces créateurs mode venus du monde entier ont en commun ? Ils ont gagné à un moment donné le Prix de l’ANDAM (derrière ces cinq lettres se cache l’Association Nationale pour le Développement des Arts de la Mode), l’une des récompenses les plus importantes de l’industrie de la mode. Le lauréat du Grand Prix sort avec une dotation de 300.000 euros et un accompagnement privilégié. Pendant un an, il est mentoré par un PDG d’une des plus grandes maisons du luxe français (cette année c’est au tour de Bruno Pavlovsky, Président Mode de Chanel, de prendre le relai). Derrière ce projet, qui a changé la vie de tant de créateurs, il y a deux femmes, la fondatrice de l’ANDAM, Nathalie Dufour et sa collaboratrice Caroline Tixier. On a rencontré Nathalie la veille des annonces du Prix, dans les jardins du Palais Royal, où ce soir-là, comme une magicienne dans un conte de fée, elle va changer une nouvelle fois la vie des jeunes talents.  

L’histoire de l’ANDAM a commencé en 1989, et votre premier gagnant était le légendaire Martin Margiela. Pourriez-vous imaginer à l’époque que ce projet allait durer ?

Non, je ne l’imaginais pas. Je suis arrivée au Ministère de la Culture comme stagiaire dans le cadre de mes études en histoire de l’art et management culturel, où l’on apprenait à monter des projets culturels. À l’époque, la mode ne faisait pas partie des champs d’action du Ministère. On parlait de l’industrie culturelle, du design, de la photographie, des arts décoratifs, mais pas de la mode. L’idée était de dire que la mode n’est pas juste un patrimoine culturel, mais aussi une industrie, gérée par des designers, par des créatifs, et qu’il serait intéressant de donner à cette activité ses lettres de noblesse. Qu’on salue cette activité comme étant une activité créative et française. 

Mais votre prix a toujours été ouvert aux créateurs du monde entier ?

À l’époque, tout le monde venait défiler à Paris – les Japonais, les Belges. Et c’est pour cela que Martin Margiela, dont la société n’était pas française, était notre premier lauréat. Il était très présent sur la scène Parisienne. C’était important de saluer le fait que beaucoup de créateurs viennent défiler à Paris. Par la suite, Martin a monté son entreprise en France, parce qu’il voulait rester ici. Mais à l’époque ce n’était pas une condition pour gagner le Prix (aujourd’hui, il faut avoir le souhait de défiler en France, ndlr), c’était beaucoup plus artistique. La dimension de jeunesse était très importante aussi. Les groupes du luxe n’existaient pas, la mode n’avait pas encore ce côté business. C’était une activité beaucoup plus créatrice. 

D’où vient votre intérêt pour la mode ? 

J’ai toujours été fascinée par la mode : petite, j’avais une machine à coudre, je faisais des robes, et même de la peinture sur soie. Ensuite, j’ai fait l’Ecole du Louvre. Du premier regard, cela n’a rien à voir avec la mode, mais quand on regarde plus attentivement, on voit à travers l’histoire de l’art – dans les fresques égyptiennes ou dans les sculptures grecques – que philosophiquement le vêtement c’est quelque chose d’extrêmement important. Quand je suis entrée au Ministère de la Culture, je voyais bien que je ne pourrai jamais rivaliser avec les grands spécialistes de l’art contemporain, que j’ai eu comme profs à l’École et qui étaient aussi plus installés en termes de génération. Il fallait que je trouve une place dans ce milieu culturel. Et la mode cela n’intéressait personne. Surtout, elle n’était pas reconnue comme une pratique artistique. Aller vers la mode, c’était audacieux. Les gens me disaient que ce n’était pas un secteur intéressant, mais j’étais très déterminée. Et puis, ma rencontre avec Pierre Bergé (président du DEFI, une plateforme créée en 1984 au service de l’accélération et de la transformation de l’industrie de la mode, ndlr) a tout changé.

Comment l’avez-vous rencontré ? 

Quand j’ai monté le projet de l’ANDAM, je me suis basée sur le constat que la mode ce n’est pas que de l’art, c’est aussi une industrie. C’est aussi pour cela que j’ai voulu que DÉFI, présidé par Pierre Bergé, s’inscrive dans notre initiative, et surtout la finance à parité avec le Ministère. Je suis arrivée un peu timide dans le bureau de Pierre Bergé. J’avais l’impression que je bidouillais les choses en disant que j’aimerais monter une association: “Le ministère pourrait me donner tant et vous pourriez me donner tant.” “Pourriez-vous en être le Président ?”. J’étais sûre qu’il allait me dire non. Sauf qu’il m’a dit le contraire : “Excellente idée !”. Il m’a poussée à le faire. À partir de là, je ne pouvais plus douter de moi. C’était une rencontre dingue. C’était le seul à trouver mon idée géniale parce qu’il avait déjà conscience que la mode allait  prendre de l’ampleur. Il connaissait bien le sujet, à l’époque il formait déjà un binôme avec Saint Laurent. 

Aujourd’hui être créateur de mode veut dire être une personne publique, donner des interviews, s’exprimer sur plein de sujets. Quelqu’un de discret, comme Martin Margiela ou Yves Saint Laurent pourrait-il devenir le créateur du moment aujourd’hui ? 

Il y a différentes façons d’incarner une marque. On ne voyait pas le visage de Martin mais en même temps il était très présent, il a incarné la marque à travers son atelier et son procès créatif, qu’il mettait en avant. Il y avait une prise de parole très forte, c’était juste moins lié à son image. Par exemple, la maison Hermès ne communique pas beaucoup sur l’identité de ses créateurs. Le fondateur d’Acne Studios, Jonny Johansson n’est pas visuellement présent, non plus, c’est son univers et son positionnement, qui le sont. Puis il y a des créateurs stars, comme Jean-Paul Gaultier ou Simon Porte Jacquemus, qui ont une personnalité très forte. Mais on peut à la fois être très en retrait et avoir un discours très fort.

Quels sont vos critères ? Quelles qualités recherchez-vous dans un gagnant ?

La toute première, c’est la créativité. Il faut que l’on sente que le créateur a une vision qui fait rêver. Une vision généreuse, ou au contraire, très pointue, avec un potentiel de développement. Après, c’est l’ambition et le positionnement. Pourquoi il/elle a monté sa marque, qu’est ce qu’il/elle entend apporter comme plus value par rapport aux autres. L’ambition de la marque d’être le plus durable possible, le plus éthique possible, c’est une préoccupation très importante pour les jeunes créateurs. Les jeunes marques, qui vivent la pollution, la pandémie, la crise, la guerre, peuvent accompagner des alternatives fascinantes pour les générations à venir. Ce que l’on demande aux marques ce n’est pas juste de créer un vêtement pour créer un vêtement. Nous, on recherche un engagement qui va bien au-delà.

Les 7 nominés de cette année pour le Grand Prix : Botter, Cool ™, Heliot Emil, Ottolinger 1000, Lukhanyo Mdingi, Peter Do, Robert Wun. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ?

D’abord, ils ont tous envie de s’inscrire dans Paris et de défiler sur la scène parisienne. Autant il y eu des éditions qui étaient très engagées politiquement, là, c’est très accès sur le savoir-faire, sur les matériaux, toute la plus value d’ennoblissement que vont pouvoir y apporter les créateurs. Cette année, ils travaillent beaucoup sur le développement durable mais sont très axés sur la noblesse du matériau, et le savoir-faire. 

Bruno Pavlovsky devient le mentor pour la deuxième fois (il était le mentor de Stéphane Ashpool en 2017, ndlr). Pourquoi a-t-il décidé de revivre l’aventure ?

En fait, on fait un roulement. Chaque maison de luxe française est à son tour mentor du prix. C’est une boucle. L’année dernière c’était François-Henri Pinault (Kering) avec Cédric Charbit de Balenciaga. On a eu la chance de voir Balenciaga rentrer comme mécène et mentor avec Bianca Saunders. Cette année c’est Chanel qui revient, et l’année prochaine ce sera la maison Chloé avec le groupe Richemont. 

Votre jury est composé de talents très divers. Il y a des CEOs, des journalistes, des mannequins, et maintenant un créateur-ancien lauréat Stéphane Ashpool, contrairement au prix LVMH, où se sont les créateurs qui décident. Comment sélectionnez-vous votre jury ?

C’est vrai qu’à l’époque de Pierre Bergé on n’avait pas de créateurs dans notre jury. Ce n’est pas tant qu’il était contre, mais plutôt qu’il considérait que c’est très compliqué quand on est designer d’avoir un regard généreux et le recul nécessaire pour désigner sa propre relève. C’est vrai que quand on est designer, c’est compliqué d’être juge et partie sur la dimension créative. Stéphane c’est l’exception. Il fait partie de la famille. Il a connu Pierre Bergé qui l’appréciait beaucoup. Il tient vraiment à l’idée de la transmission. Il soutient beaucoup de jeunes à travers ses clubs de sport, et ses ateliers où il fait travailler des façonniers. On sait donc qu’il a envie de s’entourer de gens et de leur transmettre son savoir-faire. D’ailleurs, il nous a appelés en disant qu’il était à disposition des candidats s’ils avaient envie d’être rassurés, de savoir comment ça se passait. Et c’est en fait Bruno qui a eu envie de revoir Stéphane Ashpool. C’est lui aussi qui a choisi des personnalités comme le duo Ibeyi ou Miren Arzalluz pour faire partie du jury. Il y a aussi une écrivaine, Anne Berest, la danseuse Blanca Li, le rappeur Abd Al Malik. L’idée c’est de croiser les disciplines parce que la mode c’est au-delà de la mode. 

La mode est devenue depuis une grande industrie. Est-il toujours facile de repérer les talents ? Comment faites-vous votre sélection ?

Beaucoup de personnes candidatent au Grand Prix de façon spontanée. Avant que les jurés ne sélectionnent les nominés, on fait une première sélection. Ce qui est important pour nous c’est l’envie de s’installer durablement à Paris, la créativité, mais aussi le timing du business : il faut que ce soit le bon moment pour la marque. Il faut que les 300 000 euros aient vraiment un impact et aient un effet de levier sur son développement.

Vous dites souvent que l’ANDAM c’est plus qu’un prix, c’est un agent. Pourquoi ?

Ou même un incubateur de talents. Il y a un dialogue permanent entre les anciens, les nominés, et le sourcing aussi. Contrairement au Prix LVMH, on n’est pas obligé de présenter à chaque fois les dix nouveaux talents, notre sourcing ne se renouvelle pas d’une année à l’autre. Par exemple, je suis très contente que les filles d’Ottolinger 1000 soient nominées cette année, cela fait longtemps qu’on les connaît, on les voit grandir, et c’était le bon moment pour se présenter. Il y a aussi un vrai dialogue permanent avec nos anciens partenaires – par exemple, au-delà du mentoring de Cédric Charbit de Balenciaga, notre porte sera toujours ouverte à la gagnante de l’année dernière, Bianca Saunders. Je pense aussi à D’heygere, qui va collaborer à nouveau avec Longchamp à la fin de l’année.

Justement, comment fonctionne le programme de mentoring  ?

Une contribution financière est consacrée aux lauréats. C’est grâce à nos mécènes, notamment, qu’on a pu développer récemment le prix Innovation et le Prix Spécial. Mais ce qu’on souhaite aussi qu’ils apportent leur savoir-faire en termes d’accompagnement. Par exemple, avec des workshop et des masterclass. Galeries Lafayette achète la collection du gagnant. L’Oréal fait du make up en backstage. Google organise des ateliers numériques pour la digitalisation des marques des finalistes, et Mytheresa travaille au développement de leur visibilité sur les plateformes d’e-commerce. Le crew de Tomorrow explique comment vendre les collections et trouver les buyers, etc. Les PDG des marques de luxe accompagnent  e gagnant pendant un an et l’aident à définir sa stratégie de développement. Et c’est pour cela qu’on sélectionne aussi nos partenaires. À chaque fois on se pose la question : qu’est-ce que ce nouveau mécène peut nous apporter ? Et on ne pourrait pas travailler avec les entreprises fast-fashion, cela n’a pas de sens. 

Même si Uniqlo vous sollicitait, vous refuseriez  ?

Avec Uniqlo, cela aurait du sens, ils sont assez forts dans la recherche et développement en termes de textile. Ils pourraient tout à fait mettre leurs laboratoires à la disposition des jeunes marques, ou organiser une collaboration avec un ancien gagnant du Prix de l’ANDAM. 

 

Cette édition a décerné pour la première fois un Prix Spécial. De quoi s’agit-il ?

L’année dernière, on s’est rendu compte que parmi les nominés, il y avait énormément de talents. C’est Bianca Saunders qui a reçu le Grand Prix, mais il y avait aussi Grace Wales Bonner, et la marque Casablanca…  Cédric Charbit avait très envie de donner un second prix. Le Prix Spécial est une possibilité de plus. La sélection pour le Grand Prix est d’un tel niveau que c’est bien d’avoir ce Prix Spécial de 100 000 euros. 

Le secret de votre succès ?

J’adore aider et pousser les gens dans lesquels je crois. J’aime bien donner leur chance aux gens. Souvent la jeunesse a du mal à avoir foi en elle-même, et moi je trouve que quand quelqu’un croit en toi, ça te donne des ailes. J’ai eu la chance dans mon parcours, de rencontrer des gens qui ont cru fort en mon projet, c’est pour ça que ça a marché. C’est quelque chose que j’ai envie de redonner. Non seulement, je sais que ce que je fais est utile et important pour les créateurs et, en plus, je ne suis pas toute seule, je suis entourée de gens qui le croient aussi. 

On parle beaucoup des créateurs, quand ils gagnent le Prix. Mais ensuite, il arrive qu’on les perde de vue (par exemple, Marques’Almeida qui a gagné le prix LVMH en 2015, ou Wanda Nylon qui a gagné le Grand Prix de l’ANDAM en 2016). Est-ce que l’ANDAM a une solution ?

Par décennie, il n’y a jamais 25 marques qui auront une success story. Il y en aura trois ou quatre. Marine Serre c’est une success story, Jacquemus et Alexandre Mattiussi, aussi. C’est déjà beaucoup pour la France ! Mais ce n’est pas tout. Par exemple, Glenn Martens chez Y/Project a un autre type de success story et il se développe bien au sein de Diesel et de ses autres collaborations. On peut accompagner les créateurs, pas les diriger. Notre gagnant du Grand Prix (2018) Antonin Tron ne veut pas trop produire, il croit fort dans la cause écologique. Il veut donc rester dans quelque chose de très confidentiel, parce que ce système qui produit toujours plus ne lui convient pas. Comme Azzedine Alaïa, qui n’a pas eu envie de produire beaucoup. C’est une industrie très exigeante, il faut lever des fonds à un moment donné, pour continuer à grandir. Moi, cela ne me gêne pas que tous les Prix ne débouchent pas sur des entreprises qui feront plus de 15 millions d’euros de CA. Ce qui m’importe quand on donne des prix, c’est de regarder les résultats sur dix ans, et de constater que les gens sont restés dans l’industrie. À chacun son destin. 

 

Interview : Lidia Ageeva

Photos : Jean Picon

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