fbpx
25.01.2021 #mode

Yiqing Yin

Du temps à prendre

La haute couture est la plus belle perte de temps qui existe parce qu’il s’agit d’expression libre.

Lauréate du Grand Prix de l’Andam en 2011, Yiqing Yin est ce que l’on pourrait appeler un électron libre de la haute couture. Passée à la direction artistique de grandes maisons de prêt-à-porter, la créatrice, véritable architecte du vêtement, prend aujourd’hui pleinement le temps de la création. Forte de dix ans d’activité (tout comme Say Who, joyeuse coïncidence) consacrée par la très officielle appellation Haute Couture en 2015, Yiqing Yin s’y consacre aujourd’hui exclusivement. Une pratique intime qu’elle vit comme un véritable laboratoire de recherche et qui lui permet d’étendre son toucher à d’autres disciplines artistiques. À l’aube d’une année 2021 toujours remplie de questionnements, nous la rencontrons chez elle, parmi ses robes-souvenirs… 

Comment as-tu vécu l’année 2020 en tant que créatrice, notamment dans ce rapport au travail de la main et à la collaboration avec tes équipes ?

Ça a été une année lunaire, tous nos repères se sont envolés de manière très brusque. Mon métier comporte deux dimensions : la première très artisanale, une expression plastique, quasiment un travail de plasticienne. C’est quelque chose que je peux faire seule et avec très peu de moyens ou de communication avec l’extérieur, ne serait-ce que pour les recherches de formes, de textures ou de techniques. Cette partie du travail n’a pas changé, sauf que je le fais désormais depuis chez moi. En revanche, la seconde partie qui comprend de la direction artistique ou du consulting pour des clients, notamment en Chine, a été très compliquée à maintenir. On a été obligés de définir des nouvelles façons de travailler et de communiquer, et ce sur des objets de fabrication artisanale où la recherche et l’expérimentation est cruciale. Il a fallu tout faire via Zoom, par envoi de colis ou moodboards interposés. C’était un peu compliqué, mais on s’en est sortis. Au final, ça a été une année de re-négociation des espaces de vie, de travail, de relations, finalement pour se rendre compte de l’essentiel: qu’il nous faut investir dans la communauté et le lien humain.

Est-ce que cette année t’a fait remettre en question ton processus créatif ?

Elle m’a plutôt confortée dans ma volonté de me distancier du système de collections, de saisons, cette machine qui nous englobe et de laquelle il est très difficile de se dégager. On crée pour livrer et non pas pour s’exprimer, ce qui, en presque dix ans d’activité, est devenu une grande frustration parce qu’on finit par livrer des choses dont on n’est pas totalement satisfait pour répondre à un cahier des charges. Finalement, le confinement nous a forcés à prendre du temps, et à prendre du recul. À analyser les choses qui nous sont essentielles, et à se demander pourquoi on fait ce métier, ce que l’on a encore à exprimer. Il nous a aussi permis de porter un regard critique sur la production, sur les saisons antérieures. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de me remettre dans ce cycle. Je pense que le plus grand luxe, c’est celui de pouvoir perdre du temps, ce qui est essentiel dans la régénération de l’inspiration.

Cette volonté de prendre le temps est présente dans ton travail depuis le début.

C’est vrai. Mais à une époque je faisais huit collections par an, j’en produisais quatre de haute couture et de prêt-à-porter, sans compter celles que je faisais en direction artistique pour pouvoir financer mon activité de haute couture. La haute couture est en effet une perte de temps, mais c’est la plus belle perte de temps qui existe parce qu’il s’agit d’expression libre. C’est un laboratoire de recherche. On ne sait jamais sur quoi on va aboutir. En revanche, ce qui n’était pas vivable, c’était de devoir créer six autres collections en parallèle pour pouvoir financer ce temps-là. Je pense qu’il y a d’autres façons de faire, comme le consulting artistique que je procure aujourd’hui parce que ça relève d’une démarche plus libre. J’interviens avec un concentré d’idées, d’impulsions, et mon rôle s’arrête là.

Est-ce que ce consulting est de l’ordre de collaborations que tu as pu faire, comme avec Vacheron Constantin récemment ?

C’était encore autre chose, il s’agissait avant tout de corrélation de valeurs, d’histoire commune à écrire entre la haute couture et la haute horlogerie. Les démarches sont similaires dans le cœur de métier, dans l’attention du détail, dans le souci de l’excellence à chaque étape de la chaîne de création qui compte parfois des centaines de mains pour une montre. On s’est vraiment reconnus dans cette écriture. Il s’agissait de trouver des métaphores, de raconter cette histoire ensemble. 

Quelle est la proportion entre la haute couture et le prêt-à-porter dans ton activité aujourd’hui ?

Je ne fais plus de prêt-à-porter depuis 2015. Aujourd’hui je me consacre à la haute couture, à l’expression plastique, aux collaborations avec des artistes et du consulting artistique pour des marques, souvent à l’étranger. Le fait de devoir défiler toutes les saisons, c’est quelque chose dont je me suis éloignée, parce que quand c’est un devoir on ne le fait plus pour les bonnes raisons. Aujourd’hui, j’ai envie de m’exprimer à mon propre rythme, avec les moyens et le temps que je veux mettre dedans.

Quelle importance a la haute couture en 2021 ?

En 2011 quand j’ai commencé, la haute couture était un rêve vers lequel je suis allée instinctivement parce que j’ai toujours eu cette approche plastique, sculpturale, instinctive. Je ne savais pas faire de prêt-à-porter. La plateforme de la haute couture me permettait toute la liberté nécessaire pour réaliser les pires fantaisies, challenger les savoir-faire, les artisans, chaque corps de métier. Aujourd’hui, c’est devenu de plus en plus un espace intime protégé, à protéger, crucial. C’est comme mon jardin secret. C’est ce que je n’ai pas besoin de vendre ou de travestir. C’est mon laboratoire de recherche dans lequel je régénère ma créativité. À travers la haute couture, je vais pouvoir créer une collaboration avec un cinéaste, une artiste textile, une marque qui partage les mêmes valeurs. C’est un espace totalement hybride.

Tu avais fait des études de sculpture ?

Je voulais, mais j’ai finalement fait les Arts Décoratifs de Paris. Le rapport au vêtement, je l’ai nourri avec cette approche sculpturale. Pour la haute couture, je ne travaille jamais à plat, toujours en volume. Je dessinais seulement pour les marques de prêt-à-porter dont je me suis occupée.

Quels enseignements as-tu tiré de ton travail pour des maisons de prêt-à-porter, et que tu appliques aujourd’hui à ton travail de haute couture ?

Ce sont des vases communicants. La haute couture est pour moi quelque chose de vital, comme une respiration. Or le travail de prêt-à-porter est aussi quelque chose de très excitant: on va chercher l’épure, à répondre à des besoins, à être dans une réalité du corps pour offrir à la personne qui va porter le vêtement une expérience d’identité et de liberté d’être. Selon moi, le prêt-à-porter, c’est être au service de l’autre, alors que la haute couture est une rétrospection. Bien sûr, les langages trouvés dans l’un nourrissent l’autre et vice versa. Les périodes où je ne faisais que du prêt-à-porter ont été synonymes de grande frustration artistique pour moi, mais ce n’est pas non plus possible de ne faire que de la haute couture parce que ce n’est pas rentable ! Au final, la haute couture n’est pas très loin de l’approche d’un artiste plasticien.

Tu as reçu il y a quelques années l’appellation haute couture confiée par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode. Qu’est-ce que cela signifie pour toi ?

C’était le Graal. C’était vraiment un honneur parce que je suis d’origine étrangère, je suis arrivée en France jeune, et avoir mon travail reconnu par ces hautes institutions françaises a été très important pour moi. Ça m’a aussi donné beaucoup de légitimité à l’étranger parce que toutes les maisons de luxe regardent l’institution française de la haute couture comme un gage d’excellence. 

Tu as commencé ta carrière il y a dix ans, et c’est aussi cette année le dixième anniversaire de Say Who. Que retiens-tu de ces dix dernières années ?

Je les ai adorées, tant pour les victoires que pour les mauvais choix, parce que ça a été un système d’apprentissage. On a beaucoup travaillé, on s’est aussi pris pas mal de gamelles, comme tout jeune créateur ou entrepreneur. Si c’était à refaire, je le ferai exactement de la même manière. Il y a aussi cette énergie de l’innocence, de la fraîcheur, qui s’est transformée aujourd’hui en énergie de réflexion, d’analyse, de synthèse. J’ai gagné une expérience qui me permet d’être plus précise, plus concentrée. On se connaît mieux. Mais ce folklore des débuts n’a pas de prix. C’est une émotion forte, comme dans une nouvelle relation.

Sur quels projets travailles-tu aujourd’hui ?

Aujourd’hui je travaille sur des projets plus ponctuels, à mi-chemin entre la mode et un autre domaine, le cinéma par exemple. Je fais toujours du consulting artistique à distance. J’ai aussi ce projet de réédition de pièces signature d’anciennes collections prêt-à-porter et couture, dans le but d’en faire des éditions sur commande, sur le modèle des meubles de designer. Je trouvais l’idée assez belle, d’extraire l’essence de notre identité pour proposer quelque chose qui a vocation à durer, tout comme le mobilier. Auparavant, le vêtement était une architecture du corps que l’on gardait toute la vie et qui nous subsistait. Et puis le vêtement est devenu un bien consommable. Je pense qu’il est important de renverser cette tendance.

On commence aujourd’hui à voir des changements dans les habitudes de consommation de la mode.

Je l’espère en tout cas. On le voit aussi dans les mœurs d’achat. Ça vient avec une certaine conscience, et une certaine éducation. Aujourd’hui je suis davantage adepte à penser les projets dans la pérennité, dans le partage d’une prise de conscience sur ce qu’est la qualité, la valeur dans le luxe. Il s’agit de créer un produit qualitatif, qui dure et qui soit aussi une expérience d’identité irremplaçable. Et je pense que pour offrir ça, il n’y a pas besoin de pondre dix collections par an, au contraire il faut réfléchir à chaque produit qu’on propose. C’est aussi ça être au service des gens, et je pense que c’est le rôle d’un designer. C’est ce que font les designers de meubles, alors pourquoi ne pas l’appliquer au vêtement ? Après tout, il s’agit de l’architecture la plus proche du corps, et notre premier langage.

Tu as exposé quelques robes chez toi, peux-tu nous raconter leur histoire ?

Ce sont quelques-unes de mes premières robes, dont une tirée de la collection que j’avais présentée à l’Andam en 2011. Je m’en souviens très bien parce qu’elle avait brûlé… Dix jours avant le défilé, on est allés à la présentation en scooter, moi derrière avec mes deux robes à la main dans leur housse. Elles sont tombées sur le pot d’échappement et elles ont pris feu en plein milieu de la place de l’Opéra. Résultat: j’ai fait la présentation de l’Andam avec deux robes brûlées… et j’ai quand même gagné ! Et je peux vous dire que la soie brûlée, ça ne sent pas bon !

Interview: Maxime Der Nahabédian

Portraits: Jean Picon

More Interviews
Tout voir