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13.06.2018 #art

Manon Wertenbroek

Conversation avec Niki de Saint Phalle

Niki de Saint Phalle avait cette façon très assumée d’avoir un travail introspectif, mais instinctif

À travers une pratique singulière de la photographie, Manon Wertenbroek, artiste suisse née en 1991, explore les interactions humaines et l’émergence des émotions. À l’occasion de Art Basel elle présente trois nouvelles images en dialogue avec la sculpture Pouf serpent bleu de Niki de Saint Phalle, toutes les deux réunies par La Prairie autour des valeurs de la maison : indulgence, esthétique et technologies.

Tu as une pratique étendue de la photographie, qui mélange aussi gravure et sculpture. Comment en es-tu venue à développer cette technique ?

J’ai étudié la photographie à L’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne), j’ai toujours eu envie de faire de l’art visuel, mais c’était tellement libre que ça me terrifiait. Je me suis dirigée vers la photographie car j’avais envie de travailler avec un médium concret. J’ai été attirée par l’aspect technique de la photographie, c’est un cadre qui aplatit mais avec lequel il est aussi possible de sculpter la lumière. J’adorais créer des décors, fabriquer des contextes qui permettraient de mettre en scène des images tout en pouvant travailler sur la différence entre 2D et la 3D. Manipuler différents types de couches et les superposer grâce à la photographie. J’ai très vite utilisé du papier miroir, je le découpai ce qui créait beaucoup de volume dans les images, j’ai ensuite commencé à mettre des morceaux de papier de couleurs devant mes dessins. Le rapport à la couleur et à la lumière a évolué quand je me suis mise à travailler avec mon écran d’ordinateur qui a l’avantage de me permettre d’avoir des couleurs rétro éclairé. C’est ce qui apporte un aspect énigmatique à mon travail, une atmosphère liée à l’introspection. 

À Art Basel tu présentes trois images : « Mirrors », « Blue portrait » et « Window Glimpse ». On est marqués par cette surface réfléchissante presque perlée et ce bleu cobalt très introspectif, à travers lesquels on perçoit des figures fantomatiques. Quelle histoire s’agissait-il de mettre en scène ?

La plupart de mes images parlent du portrait. Ce se sont presque des autoportraits. Ils sont liés aux interactions entre les gens, je m’intéresse beaucoup à la distance émotionnelle. Pour « Mirror »s, « Blue portrait » et « Window Glimpse » je suis partie du bleu cobalt, qui est la fois la couleur iconique de la Skin Caviar Collection et celle de Niki de Saint Phalle. C’était un vrai challenge de travailler ce bleu intense qui a un côté rêveur et introspectif. C’est une couleur autant nostalgique que puissante; et c’est cette dualité qui m’a intéressée. « Mirrors » d’ailleurs représente bien cette dualité, c’est un objet énigmatique d’introspection, mais qui est trompeur puisqu’on n’y perçoit jamais la réalité. Le miroir est toujours en arrière-plan dans mon travail. « Blue portrait » évoque directement le miroir, on y aperçoit des personnes qui échangent et apparaissent par fragments de manière fantomatique. Chacune des images a un côté rêveur, elles sont complètement liées aux valeurs de La Praire qui sont l’indulgence, l’esthétique et la technologie. « Window Glimpse » est un reflet furtif dans une fenêtre. Cette photographie évoque notre relation à notre propre reflet, le moment où nous sommes exposés à notre image et la surprise, la peur d’être vu en train de se regarder. C’est ce moment de tension que j’ai eu envie de montrer, la dualité intime et sociale de notre relation à la beauté. 

L’utilisation du miroir me fait penser au texte « Le mirroir ardent » de l’historienne Anne Marie Sauzeau où elle parle de la relation de certaines artistes féministes des années 70’ au miroir. T’es-tu inspirée d’éléments historiques ?

En amont de la production, je fais beaucoup de recherches. Pour ce projet, je me suis intéressée aux miroirs étrusques du VI Siècle av. J-C. Ils étaient utilisés pour des rituels de beauté; sur la surface étaient gravées des scènes d’ornementation. Pour les Étrusques, il y cette idée que l’ornementation est l’aspect social de l’identité. Je m’intéresse beaucoup à la psychologie, j’ai récemment fait un projet avec le centre Centre Interfacultaire en Sciences Affectives de l’Université de Genève où les neuro-scientifiques travaillent sur les interactions, a quoi servent les émotions, comment interagit-on en les utilisant ? C’est la régulation émotionnelle. Mes photographies sont traversées par l’identité. Même s’il y a évidemment la piste autobiographique, il est important d’amener l’interaction et l’introspection vers l’universel. 

Après cette phase de recherche il y ces deux moments autour desquels la création d’une image s’articule. La pratique d’atelier qui est un temps plus expérimental et instinctif, puis vient celui de la prise de vue.

La pratique d’atelier est le moment où j’essaie de retranscrire ces problématiques. Je crée des illustrations digitales qui sont des fonds de colorés flou où je travaille davantage sur le côté émotionnel alors qu’avec la gravure, j’essaie de donner des éléments allusifs. C’est ce moment de dialogue entre gravure et couleur qui va générer la narration. Ensuite, je fais des tests avec mon iPhone. La prise de vue de la photographie finale se passe en studio, je retravaille ces images « test » avec un appareil haute résolution et un objectif macro. Ce sont ces images qui sont ensuite imprimées sur le papier métallisé qui confère la brillance.

Ces deux temps sont donc aussi une question d’échelle.

Au départ, les gravures sont toutes petites, je travaille sur des formats très minutieux un peu à la façon d’une couturière, je suis très l’alaise avec les petits formats. La photographie me permet vraiment de passer à une autre échelle, d’être libre dans le choix du format de l’image.

Est-ce que collaborer avec une maison de luxe te permet de développer des savoir plus précis ? 

En tant que jeune artiste, être soutenue par une maison comme La Prairie me permet de faire d’autre projets personnels et crée une visibilité pour mon travail. Il y a un plaisir dans la liberté de création qu’ils m’ont laissée. Ce que La Prairie m’apporte, c’est un soutien de mécène pour créer des œuvres. L’exemple parfait en est ma présence à Art Basel avec eux. 

 

Quand en 1961 Niki de Saint Phalle fait ses premiers « Tirs », performance à la croisée de la sculpture et de la peinture, elle utilise des médias comme la télévision pour documenter et diffuser son travail, de la sorte elle tisse et met en scène un réseau de visibilité pour son œuvre. L’année dernière tu as produit une exposition Instagram pour La Prairie, comment appréhendes-tu cette idée de réseau ? 

Je ne suis pas extrêmement concentrée sur la « self-promotion », mais aujourd’hui ça me semble inévitable d’utiliser les plateformes web comme Instagram. C’est de cette manière que les gens ont accès au travail des artistes. Par rapport à l’art, il y a des avantages et des inconvénients, par exemple il y a le problème de la perte d’échelle. Pour appréhender un travail, on a besoin de le voir et de le vivre. Le seul bémol, c’est que les gens ne vont plus voir les expositions et ne les vivent qu’à travers un écran. Mais c’est aussi à nous les artistes de réfléchir à de nouvelles manières de produire des images. Je pense beaucoup à la manière de présenter mon travail, notamment sur les réseaux en ligne. Pour l’exposition Instagram, j’ai choisi l’image en fonction des critères de diffusion, j’ai fait un choix stratégique. Pas mal d’artistes doivent se poser la question. Je pense que pour moi la présence du numérique n’est pas anodine, je travaille quand même avec un écran, je suis habituée à cette lumière, ce rétro-éclairage. Jee pense que c’est quelque chose qui m’influence inconsciemment.

Niki de Saint Phalle disait qu’elle avait « la folie des grandeurs des femmes, celle de la femme dans le monde d’aujourd’huila femme au pouvoir ». En tant qu’artiste, elle a développé un travail militant et émancipateur. À l’heure de « Me Too », comment te positionnes-tu par rapport à ces questions en tant que jeune artiste ?

Ce qui est fou, c’est qu’encore en 2018 en tant que femmes nous sommes moins avantagées que les hommes, mais aussi en tant que femmes artistes. On est très vite stéréotypées. M’inspirer de Niki de Saint Phalle a été important, elle disait toujours ce qu’elle pensait. Cette partie de son personnage me touche beaucoup. Cette honnêteté, c’est quelque chose que j’ai toujours essayé d’avoir. Ne pas trop me laisser influencer par le regard des autres, ça m’a aidé à avancer vite dans mon travail. Son rapport à l’égalité homme-femme, le fait de ne pas avoir peur du regard des autres… Niki de Saint Phalle avait cette façon très assumée d’avoir un travail introspectif, mais instinctif. Notre responsabilité, c’est de s’assumer, c’est ça que j’essaie de faire avec mes pièces, parler du personnel et ne pas en être effrayée. Une artiste comme Niki de Saint Phalle donne envie de continuer à se battre pour ce que l’on pense, faire ce dont on a envie, ce qui nous inspire, être fière de soi. 

Interview : Georgia René-Worms

Portrait et photos : Jean Picon

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