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20.01.2024 #art

Ser Serpas

La révolte transcendentale de Ser Serpas

« Chaque exposition que je réalise devrait être une petite révolte qui permet d’accéder à un état différent. « 

Quelques semaines avant la fin de son exposition à la Bourse de Commerce, nous avons rencontré Ser Serpas pour en apprendre plus sur les sculptures fantomatiques qui hantent son travail. L’artiste américaine nous explique les nombreuses vies et significations de ces objets rassemblés au cours de cette année à Paris. Elle insiste aussi sur l’importance de la communication au moyen d’un langage universel pour que l’art nous transcende tous.

Le titre de l’exposition où on se trouve est “I fear” (J’ai peur). De quoi Ser Serpas a-t-elle peur ?

Cette exposition est en quelque sorte un portrait de ma dernière année à Paris, qui n’a pas été aussi mouvementée qu’il n’y paraît, mais qui a impliqué beaucoup d’introspection. Je me suis trouvée dans une passe où je manquais de confiance en ce que j’avais accompli, mon travail et ce qu’il pouvait faire ressentir au public. Finalement, j’étais préoccupée par la façon de partager ce travail, surtout lorsqu’il est présenté sur une si grande scène comme celle de ce musée. Avoir eu la possibilité de créer cette exposition, grâce à l’équipe et aux artistes performeurs, m’a fait réaliser que ma plus grande crainte est de ne pas être capable de communiquer avec les personnes avec qui j’ai collaboré, et tout simplement avec les personnes qui m’ont aidé tout au long de ce voyage.

 

Pour répondre à ta question, ce que je crains le plus, c’est le manque de communication et le chaos qui peut s’ensuivre lorsqu’on refoule autant d’émotions.

Cette notion d’accumulation, d’empilement est également cruciale dans l’exposition…

Avec cette exposition, dont le processus de création a pris plus d’un an, je voulais refléter un certain état psychologique, que je compare à une sorte de “grenier gelé”. Je pense au grenier comme au “cerveau”, la strate supérieure d’une maison. C’est un espace où on entrepose toutes les choses dont on ne sert pas, mais aussi celles dont on ne veut pas se séparer, qu’on veut encore conserver.

 

L’esprit peut aussi être un endroit sombre où on accumule beaucoup de problèmes qu’on ne sait pas trop comment aborder et qui peuvent devenir un fardeau. La fabrication de ces sculptures aborde également cette notion de poids, puisque j’ai eu affaire avec ces objets lourds sur le plan physique. Je les avais depuis plus d’un an et j’ai dû me battre avec elles pour les empiler et les appuyer les unes sur les autres pour qu’elles ne s’effondrent pas.

De nombreux récits s’entremêlent dans ces pièces. Elles témoignent de ta dernière année, mais elles portent aussi leur propre « passé », puisqu’elles sont faites d’objets ramassés dans les rues. En quoi l’utilisation de ces objets trouvés est-elle importante ?

Ces trois dernières années, j’ai beaucoup déménagé, et jusqu’à récemment encore, je ressentais ce désir de voyage, de ne pas savoir où je me sens à ma place. Lorsque je visite différents endroits, j’aime m’entourer d’objets : c’est ma façon de trouver mes repères. Le processus de repérage est un moyen d’appréhender la ville en soi. Puisque j’ai l’habitude de me déplacer en voiture avec quelqu’un qui travaille au musée ou à la galerie, grâce à eux,  j’apprends où nous sommes et pourquoi ces objets sont là.

J’ai trouvé des pépites aujourd’hui. Si j’avais une autre exposition, je les aurais tous pris (rires). Je vais quand même garder des souvenirs de l’exposition, comme ces lunettes de soleil qui pendaient sur une des sculptures, mon carnet et les draps, sur lesquels je vais peindre.

Cette fois-ci, les sculptures sont spéciales puisqu’elles sont le produit d’une performance collaborative qui s’est déroulée avant l’ouverture de l’exposition. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

En effet, ce que vous voyez maintenant dans cette salle a été réalisé avec les performeurs au cours d’une première soirée à la Bourse de Commerce. C’était une première pour moi de m’installer dans une salle avec 5 autres personnes et de créer ensemble des objets, que j’ai ensuite nommé après eux. Je pense que c’est la raison pour laquelle cette exposition est sans doute une des plus éclectiques en termes de composition des sculptures. A un certain moment pendant la performance, nous sommes tous devenus comme “possédés” par les objets eux-mêmes, leur énergie nous a tous envahis.

 

Rien n’était défini, donc j’étais un peu nerveuse au début. Mais lorsque les performeurs et le public sont entrés dans cette sorte de “transe”, tout s’est aligné avec une énergie très intense, et c’était ce que j’espérais. A un moment donné, à cause d’un dépassement de la jauge, nous avons dû ouvrir l’espace et laisser les gens entrer, ce qui a complètement changé le point de vue. Finalement, un ami a saisi un micro et a commencé à réciter quelques vers de poésie, changeant ainsi l’atmosphère. C’est une des choses les plus folles que j’ai été en mesure de réaliser en tant qu’artiste.

Dans un sens, cela impliquait de perdre un certain contrôle sur ton “travail”, comment l’as-tu vécu ?

C’était incroyable, vraiment, et pourtant, parce que je peux être une telle maniaque du contrôle, j’ai dû extérioriser ma vision de l’art. Je ne suis ni chorégraphe ni performeuse, mais mes plus grands héros et amis sont DJs, et je suis assez familière avec le monde de la nuit. C’était chouette de ressentir cette sorte de transcendance qu’on peut atteindre dans ces circonstances (sans consommer aucune substance, bien sûr) pendant la performance. Elle est devenue un “trip” en soi, une expérience qu’on peut vivre grâce au bon art. D’une certaine manière, j’espère que la pratique de l’art peut être démocratisée en montrant comment il est facile de créer ce genre d’œuvres, en montrant qu’il s’agit de quelque chose que tout le monde peut faire avec des objets à portée de main. En définitive, je veux que les gens ressentent quelque chose et je veux les impliquer dans une expérience en utilisant un langage universel.

On parle ici de la performance, mais qu’en est-il de l’exposition, est-ce que tu veux leur faire ressentir quelque chose de spécifique ?

Je sais que j’aime guider le public pour créer un effet particulier. Je ne veux pas que ça soit perturbant ou effrayant mais engageant. Je veux que le public atteigne un certain état psychologique qui reflète celui par lequel je suis passée lorsque je préparais l’exposition, celui dans lequel je suis lorsque je travaille. Pour cela, il était important de créer un sentiment de confusion.

Confusion et sensation d’effroi, ce grenier évoque celui d’Alejandro Amenábar dans son film d’horreur The Others, sorti en 2001…

Dès le début, je savais que je voulais créer une exposition de sculptures en incorporant des tableaux qui serviraient d’arrière-plan théâtral. Les sculptures prêtes, j’ai eu l’idée de les recouvrir avec des draps, ce qui m’a immédiatement fait penser à des fantômes. La référence au film The Others est venue naturellement. J’adore la scène du grenier, j’ai du voir le film une centaine de fois.

 

Mais il ne s’agissait pas seulement de ça. Avant d’entrer dans un musée, les pièces doivent systématiquement être nettoyées pour éviter la poussière, les termites, les punaises de lit… (rires). D’une certaine manière, cette procédure n’est pour moi qu’une “entrave” pour les sculptures. S’il s’agissait seulement de leur forme, je pourrais tout aussi bien les couler en bronze dès le départ, non ? Ensuite, j’ai pensé qu’il serait drôle de les couvrir à moitié avec des draps. Ainsi, on peut toujours deviner ce qui se trouve en dessous, tout en cachant la poussière. C’est en quelque sorte devenu une blague pour moi, de les “protéger” de la poussière en même temps qu’ils deviennent aussi ces sortes de fantômes qui hantent le grenier.

Drapées sur une barre, les peintures se rapprochent également d’objets fantômes. Est-ce la raison pour laquelle tu ne les encadres pas ?

Je pense que c’est parce que je ne sais pas comment le faire moi-même. Peut-être que si je savais comment construire la structure, je créerai ma propre version d’un cadre. J’aime aussi beaucoup ces tableaux car je peux simplement y appliquer de la peinture et les faire glisser dans mon atelier. J’ai plus l’impression qu’elles sont des objets lorsque je les soumets à ce traitement. Je me suis sentie à l’aise avec la peinture uniquement à partir du moment où j’ai compris que je pouvais travailler ainsi, en les tirant sur le sol, en les salissant et en les laissant en désordre… Et les tendre sur un cadre enlèverait cette poussière que j’aime tant.

Certaines de tes œuvres sont nommées d’après des vers de poésie, quel rôle joue la poésie dans ton art ?

Au lycée, j’étais politiquement engagée et une grande partie de cet engagement impliquait de la poésie orale, on faisait beaucoup attention aux mots et à la communication. Pour moi, être artiste, c’était se faire des amis qui partageaient mes convictions politiques et le genre de travail que je faisais. Ca pouvait aussi entraîner des tensions, parce que parler de ses convictions politiques signifie évoquer des sujets qui nous passionnent. 

 

Après avoir quitté l’université et les associations que je connaissais, j’ai continué par réflexe à mettre mes pensées et mes sentiments à l’écrit, et naturellement, mes réflexions politiques y figuraient aussi. J’écrivais à propos de toutes ces situations et les imaginais de façon abstraite, j’en faisais des petites notes un peu poétiques sur mon téléphone. J’en ai maintenant une compilation entière et parfois, je les lis à voix haute. Cela ne sonne pas toujours comme de la poésie orale et ça peut ressembler à un fouillis insignifiant, mais je laisse ce processus se dérouler de manière très contrôlée. J’écris et je déplace des objets jusqu’à ce que ça fasse sens pour moi. Apprendre à écrire m’a appris à discerner le moment où il faut laisser les choses se faire.

Pour en revenir aux sculptures, tu as développé une relation de proximité avec ces objets, et pourtant, ils seront désassemblés après l’exposition…

En quelque sorte, ils vont entrer dans une nouvelle phase de leur vie. Ces objets ont eu de multiples vies, ils ont grandi ici, et maintenant ils peuvent disparaître après une dernière fête, comme une ultime performance. Cependant, ils auront une vie après leur mort puisqu’ils ont été photographiés, et ces images seront utilisées sur des affiches pour la promotion d’une soirée à Berlin en février prochain.

 

 

La performance sera un peu différente, cette fois-ci. Elle se tiendra au théâtre et la musique d’introduction sera plus lente, alors que les sets des DJs auront un rythme plus rapide, créant ainsi un contraste plus important. Les mouvements des chorégraphes occuperont le centre de la scène, et les objets formeront une sorte de barrière qui sera déconstruite peu à peu, comme une catharsis de l’exposition.

Et quelle sera la prochaine phase de la vie de Ser Serpas ?

En mars, je participerai à la Whitney Biennial à New York. Là-bas, dans mon atelier, je vais fabriquer de nouvelles sculptures et travailler sur quelques tableaux pendant un moment. Je prépare également mon grand saut dans le cinéma. Pour ce projet, j’ai été inspirée par un sous-sol sinistre que j’ai découvert sous mon lit à Tbilisi, en Géorgie. L’idée est de fixer des caméras GoPro sur ma tête et de filmer pendant que je crée des sculptures dans une pièce sans aucune lumière naturelle ou artificielle à l’exception de bougies. Ca ressemblera à une sorte de Projet Blair Witch, il faudra le regarder pour découvrir ce qu’il s’y passe…

On a l’impression que tu t’amuses vraiment avec ton travail, est-ce que c’est ça que ça signifie pour toi, l’art ?

Je veux que tout soit une grande fête ! J’aime l’idée que les gens sont transcendés par la pratique de la musique, la création d’objets, la poésie orale…

Chaque exposition que je réalise devrait être une petite révolte qui permet d’accéder à un état différent.

 

Interview par Cristina López Caballer

Photos : Ayka Lux

 

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