Marco Velardi
Au coeur de la famille Apartamento
Nous privilégierons toujours une personnalité intrigante qui vit dans un endroit modeste que quelqu’un de barbant vivant dans un palace
Marco Velardi, Nacho Alegre et Omar Sosa, les trois fondateurs du magazine Apartamento, ne restent jamais longtemps dans la même ville. L’Italien Marco, rédacteur en chef, a longtemps vécu à Milan avant de s’installer à Berlin, et les Espagnols Nacho Alegre et Omar Sosa, respectivement directeur créatif et art director, vivent et travaillent à Barcelone. L’occasion était trop belle de les rencontrer à Paris, chez Colette, à l’occasion du lancement de leur dernier numéro (#19) et du catalogue réalisé en collaboration avec Pierre Hardy où le trio met en lumière la collection Atelier du designer français. Une première rencontre informelle en introduction à notre interview du lendemain. « Neuf heures trente, c’est un peu tôt, non ? » plaisantait Nacho pendant la soirée avant de signer notre exemplaire du catalogue. « Je répondrai aux questions par oui ou par non ! » Finalement, c’est Marco seul que nous avons retrouvé le matin suivant, excusant son associé qui se remettait des festivités de la veille. Pas démonté pour autant, c’est avec engouement et sympathie qu’il s’est mis spontanément à parler du magazine, anticipant sur nos questions. Évoquant la signature Apartamento, il mentionne d’entrée ce qui fait la force du magazine : une approche intuitive et horizontale, toujours restée indépendante de leurs activités respectives. « Apartamento n’a jamais été un projet motivé par l’argent, c’est un hobby ». Une vision qui leur ouvre de nouvelles voies de développement à l’aube des dix ans du magazine, comme la création d’un studio ou d’un festival… Mettant l’humain au centre de son propos, Apartamento n’a pas vocation à rester figé, c’est un objet qui se nourrit de ceux qui le lisent, le font, et y laissent leur empreinte.
Apartamento existe depuis dix ans et a une identité forte, ce qui vous permet aujourd’hui d’envisager d’autres activités. Aviez-vous anticipé, lorsque vous avez créé le magazine, que votre démarche intuitive ferait son succès ?
Nous n’avions pas de business plan au début. Nous étions simplement trois connaissances avec nos activités, deux à Barcelone et un à Milan. Nos vies professionnelles étaient totalement différentes, et c’est cela qui nous a permis d’approcher le projet de manière organique. Nacho est photographe, et de mon côté j’ai toujours été impliqué dans l’écriture puis dans la direction artistique et le consulting. Omar est quant à lui graphiste. Nous célébrons en novembre les dix ans du magazine, c’est d’ailleurs devenu un argument de vente, mais au final ça ne représente qu’un nouveau numéro pour nous. Pour qualifier notre approche, l’intuition est un facteur essentiel. Or parfois il est important d’avoir une structure afin de pouvoir accomplir ses objectifs. En un sens, nous avons eu de la chance parce que la façon dont Apartamento a été conçu n’est pas spécifique. Nous avons cherché le contact direct avec les boutiques dès le début, ce qui nous a permis de créer une vraie relation avec nos distributeurs. Apartamento, ça a toujours été Nacho, Omar et moi, et une personne à la distribution. C’est tout.
Pensez-vous que c’est à cette démarche intuitive que l’on reconnaît un magazine de niche ?
En général, je pense que lorsque l’on a une activité indépendante, il y a toujours ce besoin de créer une structure intégrée. Le fait que nous soyons si flexibles dans notre approche nous a tous aidé à rester sur un pied d’égalité. Personne ne donne des ordres, personne n’a de problèmes d’égo. Nous avons créé une formule qui a été facile à reproduire et à améliorer pour chaque nouveau numéro, ce qui a permis au magazine d’évoluer avec le temps. Je pense que si nous nous étions contentés de rester assis dans le même bureau tous les jours, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Notre volonté de ne pas créer une agence dès le départ signifiait que nous n’étions pas obligés de vendre notre marque tout de suite et n’avions pas à la rendre profitable. Nous avions nos activités, nos clients, et le magazine en était totalement indépendant. Avoir d’autres activités permet aussi de faire évoluer le projet. Lorsqu’on répète inlassablement les mêmes gestes, on commence à avoir des difficultés à alimenter la machine créative. Aujourd’hui, on peut enfin envisager une nouvelle vie pour le magazine, un « Apartamento 2.0″…
Vous êtes italien, et vos deux associés, Noacho et Omar, sont espagnols. Vous êtes-vous rencontrés autour de vos conceptions respectives du design d’intérieur ? Étaient-elles complémentaires ?
À vrai dire elles ne le sont toujours pas ! En un sens, nous avons des fondations communes. Personnellement, j’aime beaucoup le design scandinave ou italien, et Nacho s’intéresse plus souvent à une approche plus folk ou au classicisme français, mais je ne veux bien entendu pas faire de généralités ! Sa conception du design d’intérieur est beaucoup plus large que la mienne, qui est plus restrictive. Nous nous sommes rencontrés par le biais d’un ami. Nacho avait l’idée de créer un fanzine autour du design d’intérieur, ce qui nous a entraîné à parler de mon expérience dans l’édition. Suite à notre rencontre, nous avons mis un an avant de lancer le magazine, et à partir de ce moment, j’ai plus ou moins dicté la marche à suivre. On rit encore aujourd’hui de la manière que j’avais d’envoyer des e-mails très concis sous forme de « to do list ». Notre intérêt pour le design d’intérieur nous a rapproché, or il ne s’agissait pas d’envisager un certain type d’intérieurs, mais plutôt d’avoir une conception plus globale de ce à quoi un magazine centré sur les intérieurs et leurs occupants devait ressembler.
L’idée de « home » est un élément essentiel au magazine. Comment la définiriez-vous ?
C’est une question délicate. Le « home » n’est pas nécessairement le lieu où l’on dort et où l’on mange. C’est un concept complexe car plus on observe les lieux de vie de personnalités différentes, plus on découvre de manières de vivre. L’idée de « home » est essentielle à Apartamento et à la sélection des personnalités que nous rencontrons. En fin de compte, nous sommes parfois plus un magazine centré sur les personnes que sur leurs intérieurs – qui deviennent désormais un prétexte nous permettant d’accéder à certaines personnalités.
Aviez-vous dès le départ une idée des personnalités que vous vouliez rencontrer?
Plus ou moins. Je pense notamment à des gens comme Andrea Zittel ou Alessandro Mendini. Au début, nous étions davantage intéressés par la dimension anthropologique qu’il y a à observer les intérieurs. D’abord curieux à propos des maisons, nous avons glissé vers les personnes qui y vivent, ce qui nous a amenés à faire de vraies rencontres. Nous souhaitons toujours rencontrer David Hockney, nous l’avons contacté à plusieurs reprises mais nous n’avons jamais eu l’occasion de concrétiser le projet. Nous avons réalisé une vidéo avec Glenn O’Brien, qui nous a récemment quittés. Nous avions décidé de ne pas inclure de sujet sur sa maison dans le magazine parce qu’on l’avait déjà vue à plusieurs reprises et ça ne nous semblait pas pertinent. La vidéo a été une manière de quand même créer la rencontre. C’est toujours formidable pour nous de rencontrer tant de personnalités différentes. Nous avions toujours voulu rencontrer Mendini. Son appartement ne paie pas de mine et il dort dans des draps IKEA ! Mais ça n’a pas d’importance à nos yeux. Nous privilégierons toujours une personnalité intrigante qui vit dans un endroit modeste que quelqu’un de barbant vivant dans un palace.
La notion de famille semble aussi être importante pour définir votre philosophie.
Pour nous, la famille s’étend aussi à nos lecteurs. Je me réfère toujours à eux en tant que nos contributeurs. Lire le magazine, c’est y contribuer. Être une famille, c’est rester proches les uns des autres, se soutenir, mais c’est aussi établir un réseau sur lequel on peut compter. Nous avons toujours voulu conserver l’identité familiale du magazine. Il n’y a pas d’édito en début de magazine parce que nous ne voulons pas tenir pour acquis le fait que nous travaillons avec des personnes talentueuses et surtout nous ne voulons pas créer une hiérarchie entre nos invités. Si vous aimez une rencontre, vous aimez la personne, sa maison, alors nous sommes ravis. Notre vision est horizontale et il y a un flux naturel entre les sujets.
Cette intention familiale est aussi intéressante parce qu’elle peut être délicate lorsque vous créez des synergies avec d’autres média, notamment Nowness. Comment approche-t-on une relation qui peut à la fois être basée sur la complémentarité et la concurrence ?
La série de films en collaboration avec Nowness, « My Apartamento », est née d’un intérêt mutuel. Je pense que c’était une expérience très enrichissante pour nous parce qu’elle nous a amenés à mieux appréhender le medium vidéo et à comprendre en quoi il pouvait approfondir notre contenu. Pour nous en tout cas, cette collaboration a été un succès parce qu’elle nous a donnés de nouvelles perspectives. Barbara Anastacio a réalisé un travail fantastique avec des propositions vidéo qui capturaient véritablement notre essence, un style qu’elle s’est ensuite appropriée avec brio. Notre collaboration s’est achevée récemment parce que Nowness a décidé de procéder à un rebranding de cette série. Parfois lorsqu’on a affaire à une entreprise gérée par un grand groupe, il est difficile de d’appréhender les dynamiques changeantes. Aujourd’hui Nowness continue la série sous un nouveau nom, « My Place ». Selon moi, c’est face au changement que l’on peut s’améliorer. Sinon on se contente de son confort et on répète la même chose en boucle.
Est-ce qu’Apartamento se démarque de publications comme Wallpaper justement parce qu’il met en avant l’humain ?
Ce qui fait notre différence, c’est que nous ne vendons rien. C’est parfois un challenge, mais nous ne disons pas à nos lecteurs quoi acheter, boire, ou quelles toilettes utiliser. En revanche, nous allons montrer les toilettes que quelqu’un d’autre utilise ! Pour nous, il s’agit toujours des empreintes de l’homme, plutôt que d’environnements stériles, sans vie. On veut montrer le lit où les personnes ont fait l’amour, pleuré, ou la cuisine où ils font à manger. Les cuisines ne sont d’ailleurs jamais propres ! On a toujours voulu montrer cet aspect là, et c’est là la différence majeure avec d’autres magazines de design d’intérieur. Et puisque l’on parle de design, je ne pense pas qu’Apartamento entre dans cette catégorie. Nous sommes un magazine qui illustre « la vie des intérieurs au quotidien ». C’est l’identité fondatrice du magazine, même si aujourd’hui nous mettons plus à l’honneur leurs occupants.
Et c’est là que la question de l’intimité se pose.
Nous montrons l’intimité de personnes mais sans les exposer. Nous voulons montrer leur jardin secret, donner une idée de leur quotidien ou capturer des moments particuliers. Mais nous respectons toujours leur vie privée. La connexion que nous créons avec nos sujet part d’un sentiment. Bien entendu, nous savons ce que l’on veut montrer et ce à quoi le magazine doit ressembler, mais il est toujours primordial de respecter nos sujets et de ne pas envahir leur espace. Nous sommes un peu voyeurs mais toujours dans le plus grand respect de leur intimité, ce qui crée une énergie qui rend l’expérience sincère. C’est une dimension qui est souvent aseptisée dans la plupart des magazines.
Après dix ans, comment votre manière de démarcher vos sujets a-t-elle évolué ? Sollicitez-vous les personnalités qui vous intéressent ou êtes-vous davantage sollicités ?
Ça marche dans les deux sens. Apartamento n’a jamais été un projet motivé par l’argent, c’est un hobby. Il a toujours été très important pour nous de garder cette pureté, et c’est ce qui nous a permis de grandir vite. Beaucoup de gens viennent nous voir dans l’espoir de paraître dans le magazine, mais nous ne rejetons pas une idée parce qu’elle semble trop cliché. En un sens, on peut dire que nous avons créé notre propre cliché avec le temps. On nous dit souvent: « cet appartement est tellement Apartamento! » Pour moi, la perfection n’est pas une fin en soi et je pense que ce sont les imperfections qui rendent les choses belles. Apartamento est un objet que l’on veut toucher, sentir. Ce n’est pas l’un de ces beaux livres que vous avez peur d’abîmer. Peut-être avons-nous lancé le magazine en réaction à la culture du beau livre… Je crois que j’ai bien assez parlé !
Propos recueillis par David Herman & Maxime Der Nahabédian
Portrait: Valentin Le Cron
Images: Apartamento