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31.05.2021 #littérature

Charles Pépin

La possibilité d’une rencontre

La rencontre est une possibilité; liée au hasard, certes, mais que lon peut provoquer un peu.

Dans son dernier ouvrage La Rencontre. Une philosophie (Allary, 2021), le philosophe et écrivain Charles Pépin livre des outils philosophiques, des anecdotes popet des expériences de vie pour apprendre à aller à la rencontre de soi et de lautre. De David Bowie à Levinas, et en faisant quelques détours nocturnes par le Palace et le Rex, il décortique la mécanique de la rencontre et en souligne le caractère décisif. À condition de savoir ne pas passer à côté…

Comment sest passée lannée 2020 ?

Jai trouvé cette crise violente mais jai réussi à surfer dessus et à rebondir. Jai eu beaucoup de propositions de conférences. Jai eu à cœur de réinventer un art de la conférence à distance. Je ne fais pas le vieux sage seul chez moi devant mon écran ! Et jai écrit une série de podcasts diffusés sur Spotify, qui devaient être à lorigine des captations de mes conférences au Mk2. Cest un rythme hebdomadaire assez soutenu. Tout ça avec trois enfants ! Bref, jai plutôt bien vécu cette période. Tout en ayant la chance que mes proches soient épargnés.

Vous conceptualisez la rencontre à lheure où cest justement lautre qui nous est interdit. Pourquoi maintenant ?

La vraie trame philosophique est antérieure à la crise. Je travaillais déjà autour dune thèse : on ne se rencontre pas assez. Je mintéressais aux logiques dentre-soi, aux habitudes, aux certitudes, aux préjugés, aux algorithmes… Et à tout ce qui nous empêche de nous rencontrer. Et puis la crise est arrivée et jai été étrangement confirmé par lactualité. Cela a renforcé la thèse : sans rencontre, nous sommes coupés de nous-mêmes. Cest une vie de merde, rétrécie, diminuée. On trouve des pis-aller mais ce nest pas une vraie vie.

Pourquoi le besoin de rencontrer ce qui nest pas soi pour devenir soi ?

Cest la vraie question philosophique. La première lecture est anthropologique. Nous sommes des animaux inachevés. Prématurés. Si nous étions déterminés, complets, avec un instinct naturel très solide, nous naurions pas besoin de rencontrer les autres. On se suffirait naturellement à nous-mêmes. Mais il y a dautres lectures plus intéressantes. En rencontrant quelquun – une culture, un paysage, une musique, un livre, un animal –, il y a une sorte de choc daltérité, d’électricité, de trouble aussi. Ce contact donne une idée de ce que lon pourrait devenir. Cela révèle des choses de soi. Notre lieu d’habitation naturelle nest pas le « chez soi», refermés sur notre identité ou nos certitudes. Ça, cest que jappelle une vie étriquée. Or nous habitons le vaste monde.

Et quen est-il dans le domaine amoureux ?

La partie principale du livre, cest lamour et le couple. Il ny a rien de plus faux que daffirmer « Je sais avec quel genre dhomme ou de femme je vais être heureux ». Cest assurément une attitude qui soppose à la rencontre. Il y a même là toutes les raisons de se tromper.

Pourquoi ?

Parce que notre désir est obscur. La surprise surgit au contact de quelquun. On le voit bien sur le plan sexuel ou sensuel. Cest parfois très surprenant comme ça se passe mal, alors que lon attendait quelque chose de génial. Et puis la rencontre prouve que non. Cest une thèse presque élémentaire que de dire quil faut aller voir : « jy vais, je vois ». On est obligé de se mettre en mouvement et de sortir de chez soi; de soi, de ses croyances, de ses préjugés.

Notre époque est marquée par les crispations identitaires, et par laffirmation tous azimuts de nos singularités. Dans son ensemble, votre œuvre oppose à chaque tentation de repli sur soi des moyens douverture. Vous luttez contre ce qui enferme ?

Je suis exaspéré par cette crispation identitaire de tous les côtés. Tout le monde veut être ceci ou cela et parler en tant que ceci ou cela. Évidemment, je ne suis pas né à la bonne époque. Notre époque est une époque de peur; le repli est une tentation légitime. Mon idée est claire : de livre en livre, je combats la crispation identitaire, et même lidentité tout court. Je pense que lidentité est un leurre. Il y a évidemment de bons côtés à laffirmation de soi. Mais leffet pervers est énorme. Caricaturons : si je suis sûr de moi, je sais qui je suis. Si je suis fier de moi, si tout va bien, si je nai aucune incertitude, je nai qu’à rester tranquille avec moi-même toute ma vie, sans jamais rencontrer les autres. Je combats cette vulgate de psychologie selon laquelle il faut dabord saimer soi-même et savoir qui on est pour pouvoir aller vers les autres. La vraie vie, ce nest pas ça. Cest même linverse : je ne sais pas qui je suis, et je compte sur toi pour lapprendre. Ou alors : je sais un peu qui je suis mais cela ne me suffit pas. Cela ne me satisfait pas. Je ne suis pas défini par mes attributs sociaux, quels quils soient. Je suis plus complexe que ça, et surtout plus ouvert.

Il y a là quelque chose de thérapeutique, dun point de vue individuel et collectif: établir ou restaurer des liens rompus…

Je suis à la frontière du développement personnel et de la philosophie, ce que certains philosophes me reprochent, dailleurs. Quimporte. Je suis pour le décloisonnement. Je suis pour tout prendre, ou pour prendre ce quil y a de bon à prendre. Plus généralement, je suis un enfant de la philosophie sceptique. Cest-à-dire que je ne sais pas. Le scepticisme est aussi une philosophie esthétique. Quand on ne sait pas trop de quoi est fait le monde ni qui on est, on peut profiter des lumières, des beautés, des rencontres. Jessaie à ma petite échelle dapporter un antidote. Dans La Rencontre, jinvite à aller à la rencontre du monde, du vivant, des animaux ! Cet hiver, par exemple, jai observé mon chat découvrir la neige pour la première fois. Cest une petite expérience philosophique par laquelle on apprend à disparaître, à ne plus être soi. Il en va de même lorsquon a une forte émotion devant un film ou au cours dun moment sensuel qui fait que lon soublie; les frontières seffacent un peu.

Vous évoquez souvent David Bowie. Pourquoi est-il important pour vous ?

Parce quil dit « je vais jouer, je vais me travestir ». Bowie était mime. Comme lui, je vais jouer avec les autres en moi, avec mon identité multiple, et pas mon identité monolithique et parcellaire. Et puis Bowie rencontre tout un tas de gens. Quand Lou Reed, arrogant introverti intello, rencontre le glam étincelant de Bowie, ça produit quelque chose de fou. Il raconte que cest sa force, au-delà de son talent à lui. Il montre plusieurs visages de lui-même. De ce point de vue-là, cest un philosophe que jaime bien.

Selon vous, la disponibilité précède la rencontre. Quest-ce que cela signifie ?

Dans une vie qui fut autrefois la mienne, jaimais vivre la nuit. Je me couchais quand le jour se levait. Jaimais même mendormir en boîte, ce qui ma dailleurs valu quelques réveils désagréables, notamment par une femme de ménage au Rex ! Jaimais aller aux Folies Pigalle, au Palace… Je ne cherchais pas tellement les rencontres amoureuses ou sexuelles, et encore moins à être « là où il fallait ». Je n’étais pas un mondain qui avait ses entrées partout. J’étais même gêné par un certain entre-soi. Je me suis longtemps demandé ce qui mattirait. En fait, je voulais avoir le temps. Perdre mon temps. Sans contrainte. Pour être disponible à ce qui pouvait surgir. Cette vie de noctambule dit que la rencontre est une possibilité; liée au hasard, certes, mais que lon peut provoquer un peu. Pour rencontrer quelquun, il ne faut pas être pressé. Il faut avoir du temps à perdre avec quelqu’un. Ce temps permet de le rencontrer vraiment.

Et les attentes, dans tout ça ?

La méthode que je défends dans le livre est celle dun aller-retour dialectique. Je sors de chez moi parce que jai une attente. Mais ensuite, je passe en mode observation et relâchement; je me rends disponible à linattendu. Et cest dans cette alternance des deux qu’une thèse philosophique un peu plus précise se dessine : soit un utilitarisme mystique, soit une mystique utilitaire. Cest faire la synthèse entre le cadre posé de laction volontaire et le lâcher-prise nécessaire à la disponibilité de lobservateur. Cest ma ligne philosophique. Cest très occidental dopposer dun côté le volontaire proactif qui poursuit un but, une target et, de lautre côté, le renonçant, le zen, le bouddhiste, lesthète, le dandy qui contemple.Je ne suis ni dans le volontarisme occidental, ni dans le lâcher-prise bouddhiste. Cest une synthèse des deux.

Vous évoquez la nécessité dapprofondir les liens et les choses. Plus loin, vous développez lidée dune responsabilité morale qui découle de la rencontre. Pensez-vous que notre époque favorise une forme de frénésie ?

Il ne faut pas non plus trop charger la barque sur l’époque. Je pense que cest un invariant de lespèce humaine : on a une possibilité, une fibre morale, en soi. Simplement, l’égoïsme et lindividualisme sont plus forts. La morale chrétienne, la morale kantienne, enjoignent à être responsable des autres et à en prendre soin. Mais cette injonction est trop abstraite, trop générale. Cela ne marche pas. Nous sommes trop autocentrés. Concrètement, il mest difficile d’établir un lien moral avec celui que je ne connais pas. Peut-on sincèrement affirmer que lon se sent responsable de linuit qui vit sur la banquise ? Cest dur. Dailleurs, nous consommons des choses qui menacent directement sa vie. Mais il suffit davoir rencontré un inuit une fois, et de comprendre que sa survie est mise en péril par notre propre consommation, pour se sentir responsable. Du coup, on arrive à une thèse ultra-simple : un des signes objectifs de la rencontre, cest la responsabilité morale. Quand on se sent responsable de lautre, on peut affirmer que la rencontre ne va pas s’évaporer du jour au lendemain. Cest aussi un signe qui permet de savoir si on aura une histoire de couple qui va sinscrire dans la durée.

Il ne peut pas y avoir de responsabilité abstraite  ?

Il y a bien sûr des belles âmes engagées, plus généreuses, qui sentent une responsabilité universelle. Mais c’est à mon avis, toujours enfanté par les rencontres. Le débat que lon aborde oppose Kant et Levinas. Kant dit que lon a une responsabilité abstraite. Levinas répondra un siècle et demi après par la négative. Pour lui, cest uniquement quand il voit le visage quil prend la mesure de sa responsabilité. Lhomme est vulnérable. Cest toute cette vulnérabilité que le terme « visage » désigne. Quand lautre est en face, on comprend que sa vie dépend de soi. Cest la même logique qui se produit face à un SDF. On comprend quil peut mourir de froid cette nuit. Cest possible. Par contre, je ne me sens pas responsable avant la rencontre. En tout cas, cest ma thèse, reprenant Levinas.

Vous puisez dans la philosophie pour en extraire des moyens de vivre mieux. Doù vous vient cette envie daider ?

Je ne sais pas. Cela doit sans doute venir dun désir de réparation. Comme beaucoup de gens, je pense que jai eu, enfant, des moments de timidité ou de solitude mal vécus. Jai aussi été très sensible à certaines figures de jeunes isolés ou rejetés en raison de leurs différences. Mais je ne me voyais pas comme ça. Javais a priori une autre culture de la philosophie, plus intellectuelle, orientée vers la recherche, moins psy. Jai commencé par être romancier. Ensuite, je me suis mis à faire des livres de philo et à me tourner de plus en plus vers la philosophie pratique, existentielle. Et puis jai été prof de philo pendant 20 ans; aider les élèves faisait partie de mon quotidien. Ce rapport « aidant » à la philosophie, que dailleurs javais aussi trouvé chez mon prof de philo au lycée, je nen étais pas conscient. Je ne me sentais pas l’âme dun thérapeute.

Et maintenant ?

Jai changé. Jaccepte ce retour, et jen suis même très touché. En tant qu’Hégélien, je pense que ce que les gens nous renvoient est en partie vrai. Jai dailleurs été tenté, après une très longue analyse, par lidée de devenir psy. En fait, je me suis toujours pensé par rapport à mes amis et à mes enfants. Jai même écrit des paroles de chanson sur ce sujet, comme quelquun qui aime apporter du bien autour de lui. Et finalement je me retrouve à faire ça avec mes livres. Alors j’assume de plus en plus de faire des livres qui « font du bien », même si je trouvais au départ lexpression ridicule. Et puis jaime aussi lidée de ne pas trop mentir. Ça aide les gens de leur dire quils ont le droit davoir des blessures, de se tromper. Je ne sais pas trop répondre à cette question, en fait !

Pensez-vous que lon sortira indemne, sur le plan relationnel, de cette crise ?

Je ne sais pas. Jhésite. Je vois deux forces. La première est celle du « putain, on veut vivre, ça suffit », et qui préfigurerait des sortes dAnnées Folles. On serait boulimiques de rencontres, de vie audacieuse… Cest celle que jappelle de mes vœux. Mais en face, il y a une contre-force : celle du repli, de la peur. Beaucoup dindividus ont pris goût à cette vie de merde. Ils n’aiment pas sortir. Ils naiment pas la rencontre. Ils aiment le petit confort, le petit vase clos, le petit univers fermé. Et voilà que lhumanité doit vivre comme eux. Cette vie étriquée est soudain légitimée. Je ne sais pas ce qui va lemporter. Peut-être quil y aura deux mondes antagonistes. Mais étant de nature optimiste – et puis aujourdhui il fait super beau ! –, jai envie de croire que lensemble du pays va être gagné par le désir de la vraie vie et de lautre.

Interview : Marie Cheynel

Photos : Jean Picon

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