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03.11.2023 HEAD Genève #mode

Gabrielle Huguenot

Rencontre avec Gabrielle Huguenot, La Femme Serpent

 » Je conçois ma démarche comme une réaction à ce que peut être le monde de la mode « 

La semaine dernière, lors du défilé HEAD 2023 à Genève, on a croisé l’une des lauréates de l’année précédente, la créatrice suisse Gabrielle Huguenot. Récemment récompensée par le Grand Prix du Jury dans la section accessoires du Festival international de Hyères, Gabrielle Huguenot est de retour à Genève, où elle nous présente le dernier volet de son projet artistique. Incarnée par “La Femme Serpent”, figure aussi fascinante que puissante, sa démarche artistique s’inscrit dans la continuité de son projet de Master et reflète une approche audacieuse et novatrice de la mode.

Qui est cette fameuse Femme Serpent ?

Le projet présenté à Hyères est la continuité de mon travail de Master, qui cherchait à rendre hommage à des figures féminines avec lesquelles j’ai grandi et qui me menaient ailleurs. Tirées de la culture pop et du cinéma notamment, ces figures sont essentiellement des personnages secondaires mais qui, pour moi, étaient centrales. Elles m’inspirent parce que j’ai l’impression de me voir moi-même dans le milieu de la mode. Je pense par exemple à la protagoniste de Rosemary’s Baby de Polanski, qui voit son entourage s’emparer de l’objet de son rêve – avoir un enfant – et l’utiliser pour « l’objectifier. » Son environnement exerce une influence plus significative que ce que l’on imagine. On a tendance à ne pas prendre en compte cette partie du processus; tout ce qui va autour de la réalisation de son rêve. Sonia Rykiel avait écrit à ce propos que la création est cette relation entre la mère et l’enfant, entre l’artiste et sa création, qui est parfois “monstrueuse” et peut rendre leur relation troublante… 

 

En créant ma propre femme fatale, que j’appelle La Femme Serpent, j’ai voulu rendre hommage à ces femmes. Avec l’introduction de cet animal très mystérieux et mystique, qui symbolise le diable dans de nombreuses cultures et religions, je voulais aussi rompre avec cette notion de pureté que l’on attribue à la figure de la muse.

Peut-on dire que La Femme Serpent est un peu ton alter ego ? Car tu l’incarnes aussi…

Au début, c’était plutôt une solution qu’un positionnement. Je travaille avec des codes fétichistes, ce qui pour moi est inhérent à la mode, car il s’agit d’un travail autour du corps et de créer des objets de désir. Au bout d’un moment, je me suis senti mal à l’aise avec l’idée d’utiliser des mannequins, car je ne voulais pas risquer d’objectifier ou de fétichiser le corps d’autres personnes. Ensuite, cette décision a influencé mon processus créatif. Je voulais créer cette femme si spectaculaire mais en travaillant avec mon corps j’ai dû faire face à mes propres insécurités, ce qui a néanmoins fini par nourrir mon travail.

Ta pratique prend-elle une dimension intime, voire vulnérable ?

Tout à fait, c’est très personnel. Je conçois ma démarche aussi comme une réaction à ce que peut être le monde de la mode, car les notions de consentement et l’objectification des corps sont au cœur de cette industrie. Je n’ai pas d’expérience en tant que mannequin ou performeuse mais finalement, je sentais que c’était mon rôle de l’incarner… C’était aussi une recherche d’authenticité, d’honnêteté.  

 

Avec ce positionnement concret, ou je dis un peu “my body my choice”, j’exerce un pouvoir qu’on ne peut pas m’enlever, à priori. Pourtant, aller contre le discours, disons facile, crée du débat et ouvre la porte au dialogue, mais cela ferme aussi la porte à certaines opportunités…

J’en déduis donc que tu as été évincée de certains projets ?

C’est quelque chose qui se fait en silence et qui est difficile à voir mais oui. Pour donner un exemple, j’étais récemment “effacée” d’une publication qui couvrait les gagnants du festival de Hyères. Le but de l’article était de présenter les gagnants et leur vision, ce qui, dans ma démarche, implique mon investissement corporel. Enfin, j’ai réussi à porter mes créations, et j’ai choisi des pièces où l’on était obligé de m’y voir. Sauf qu’ils ont pris des photos pile au moment où je les enlevais, ne laissant ainsi entrevoir que ma main ornée. Le texte et les images montraient qu’on ne voulait pas de moi. Chose que je comprends quand il s’agit d’un édito, je ne m’impose nulle part ! Mais si le but est de présenter la vision de mon travail, il faut comprendre que cela va avec…

Ce qui révèle comment, malgré tout, on reste assez conventionnels aujourd’hui… Est-ce qu’il y a de la place pour l’ouverture et le changement des codes dans la mode ?

Ce qui me fait un peu rire dans l’histoire de la mode c’est que dans les années 80, par exemple, les gens se lançaient, plus insouciants, parce qu’il y avait cette nouvelle possibilité d’incorporer l’art et la performance dans le monde de la mode. On pouvait amener librement notre vision. Regarde Mugler ou Alaïa, ils avaient des approches complètement différentes, mais il y avait de la place pour eux. Avec le temps, le monde de la mode est devenu davantage un “business”. On s’est éloigné de la dimension artistique en faveur d’une question du “retail”, et c’est là que l’on voit la division entre l’art et le design de mode. 

Pourquoi ne pas avoir choisi une voie plus artistique alors ? 

 Effectivement, on m’a demandé pourquoi ne pas avoir fait un master en art. Cela aurait été, peut-être, un milieu plus ouvert. Mais je voulais me forcer à rester dans ce monde même si je le condamne. Certes, il y a des problématiques évidentes au cœur de ce milieu, cependant si l’on part du principe qu’elles sont immuables, rien ne changera. C’est un parti pris, pas forcément toujours gagnant (rires) mais c’est une volonté. Il y a une place pour toutes les approches dans la mode, ce n’est pas seulement du business, c’est un médium à part entière, comme la sculpture ou la peinture. Néanmoins, on ne peut pas nier l’importance capitale que l’industrie accorde à la vente, qui voit la création uniquement en tant que produit. Il y a quelque chose d’assez violent là-dedans et la partie artistique est reléguée au second plan…

Jusqu’à présent, ta pratique reste très hybride et donc difficile à intégrer au plan commercial, comment la vois-tu évoluer sous ce rapport ?

Je suis en effet un peu à mi-chemin entre l’art et le design de mode. Pour l’instant, j’aimerais bien garder cette ouverture, qui fait aussi la force du projet. J’aimerais réussir à concilier cette création plus artistique, en continuant à repousser les limites de l’objet, du vêtement, de l’accessoire ou du bijou, tout en y ajoutant une démarche un peu plus commerciale.

En ce moment, je fais partie d’un incubateur qui m’aide à développer des notions plus entrepreneuriales – tout ce qui est coaching, marketing, commercialisation… Je travaille sur des prototypes pour des pièces éventuellement portables, mais c’est aussi un peu le défi, car je ne veux pas désacraliser l’objet et qu’il devienne quelque chose de trop commun… Je ne vais pas faire que des chaussures qu’on ne peut pas porter, mais c’est ça aussi qui crée mon ADN. 

À ce propos, à la base, c’était des chaussures que tu portais, pourquoi les avoir rendus importables ?

C’était dans le cadre de la récente présentation à Hyères. Mon projet avait une dimension globale, comprenant des vêtements, des bijoux, des chaussures… le tout conçu pour La Femme Serpent. Les chaussures ont reçu beaucoup d’attention et quelqu’un s’est particulièrement intéressé à elles et souhaite les acquérir. En réaction à cette demande, j’ai décidé d’ajouter des piques afin qu’elles ne puissent pas être portées, car elles appartiennent à La Femme Serpent. Dans mon projet, il s’agissait de faire émerger cette figure de proue et de lui rendre sa force. Elle doit être constituée de tous les éléments qui la composent, et je ne voulais pas lui arracher un membre. 

En ôtant la fonctionnalité des chaussures, change-t-on leur nature ?

C’est là où je trouve qu’il y a un débat intéressant. Beaucoup de gens m’ont dit qu’elles sont devenues une sculpture, alors que pour moi il s’agit toujours d’une paire de chaussures. A quel moment se transforment-elles ? Il y avait des réactions très fortes à cette modification. Certains ne pouvaient pas concevoir que les chaussures ne puissent être portées.

 

Je trouve fascinant de repousser les limites de la création, que ce soit en termes de techniques ou de références. Ce que j’aime bien de l’accessoire, c’est que l’on crée une pièce, on la pose sur la table et on voit les gens réagir. Je trouve ce moment remarquable. Face à mes pièces, il y a ceux qui détestent et ceux qui adorent, mais c’est rarement une réaction neutre. 

Les pièces ont incontestablement un caractère fort, à la fois imposantes et très envoûtantes.

Je trouve génial ce jeu où l’on est d’un côté séduit et de l’autre effrayé. C’est une tension qui pour moi se crée dans l’objet, un peu à la manière des plantes carnivores. Ce sont finalement des émotions très instinctives qui en émanent. Soudainement, lors de la présentation à Hyères, des enfants sont arrivés et ont voulu toucher certaines pièces. On sentait leur excitation, ils voulaient s’approcher mais ils n’osaient pas. L’un d’entre eux m’a dit « c’est bizarre mais c’est joli ». Sa mère a voulu s’excuser pour lui, tandis que pour moi, c’était un résumé parfait !

C’est peut-être aussi parce qu’on observe des inserts de pierres étincelantes contrastant avec la brutalité des matériaux sourcés, comme enchaînées.

J’aime jouer avec la provocation dans mon travail. J’utilise parfois des matériaux délibérément “polémiques”. Mes chaussures à pointes sont faites en peau de serpent, matériau réputé problématique, et je suis d’accord. Seulement il s’agit de cuir acheté dans les années 70 et qui ne peut donc plus être vendu en raison des nouvelles législations. Il leur reste un stock qui ne peut être vendu ou jeté. Et c’est précisément dans ce contexte, où il n’y a pas de production ni de valeur commerciale, que leur utilisation a un sens. Ou encore, le collier que je porte aujourd’hui, il est fabriqué à partir d’un collier de dressage pour chien, à présent interdit. Peut-on parler ici de « sustainable » ? Oui, mais pas en apparence, alors que dans le domaine de la mode, il faut avoir l’air de l’être. On veut de l’eau bénite.

En parlant de provocation et de polémique, peux-tu nous parler du parfum que tu présentes aujourd’hui ?

J’ai toujours adoré le parfum. Chaque fois que je présentais un book ou un projet, je choisissais des fragrances très précises pour les accompagner et créer une ambiance. En tant que gagnante du défilé HEAD l’année dernière, j’ai eu l’opportunité de créer un parfum avec ​​Firmenich et voici le résultat. Mon idée c’était d’essayer de transmettre un univers assez complexe, peut-être pas le plus facile au niveau commercial, mais capable de transposer encore une nouvelle expérience corporelle – une nouvelle couche dans l’univers de La Femme Serpent. 

 

Le but était de créer une odeur déplaisante. Cette création est un parti pris. Il s’agit de mesurer jusqu’à quel point nous sommes conscients de nos odeurs corporelles et des sentiments qu’on leur associe, telle la honte. En même temps, on objectifie beaucoup les organes génitaux féminins en comparaison des masculins. L’objectif est d’offrir une image honnête des organes génitaux masculins avec un parfum qui dégage volontairement une odeur discutable. 

 

Il s’appelle Négligence, oses-tu le sentir ?

 

Propos recueillis par Cristina López Caballer

Photos : Ayka Lux

 

 

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