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29.06.2021 #art

Alexandre Benjamin Navet

Les goûts et les couleurs

Je veux utiliser les couleurs telles qu’on les trouve dans la nature, telles qu’elles me sont données

L’artiste français Alexandre Benjamin Navet, connu pour son coup de crayon coloré, a fait de sa récente collaboration avec la Maison Ruinart une véritable ode au goût. Fruit d’une rencontre avec le Chef de Caves Frédéric Panaiotis et du dialogue entre les deux passionnés, le projet artistique place la dégustation du champagne au rang de véritable expérience chromatique. Alexandre Benjamin Navet, lauréat du Grand Prix Architecture de Design Parade en 2017, est le premier artiste invité par la Maison à appliquer ses couleurs sur l’étui seconde peau de quatre de ses cuvées emblématiques. Un étui éco-conçu en fibre de cellulose 100% recyclable qui rappelle le papier qu’affectionne l’artiste et souligne l’engagement de Ruinart pour le développement durable. Quelques jours avant son départ pour le Sud qu’il affectionne tant, Alexandre s’est entretenu avec Say Who pour s’autoriser, dans ce cas précis, à discuter des goûts et des couleurs.

Tu présentes au mois de juin une collaboration avec la Maison Ruinart. Tu es le premier artiste à réinterpréter les étuis seconde peau qui protègent les flacons de quatre cuvées emblématiques. C’est un nouveau médium pour toi !

Pour moi, l’étui seconde peau est une page blanche, comme une feuille de carnet. C’est ce qui m’a plu avec ce projet, l’impression d’un nouveau territoire de dessin, lui aussi en papier, un peu comme des toiles en volume. Les étuis seconde peau sont issus d’une technologie qui a nécessité un long développement. Travailler directement sur la bouteille demandait une manipulation et un travail précis. Ce qui est beau, ce sont ces parallèles entre mon travail de dessin sur papier et cet étui éco-conçu en cellulose réunis autour de la couleur. C’est aussi très émouvant de se voir donner carte blanche. 

Comment s’est fait la rencontre avec Ruinart et Frédéric Panaiotis, puis l’idée commune de vous retrouver autour de ce projet ?

Nous avions déjà collaboré sur une série de dessins et tableaux. Le projet était au final assez lié à l’étui seconde peau, l’idée d’éco-conception et la volonté de la maison de souligner son engagement pour la protection de l’environnement. Et puis il nous est apparu que notre dialogue pouvait continuer sa course sur un nouveau territoire : l’étui seconde peau, et l’étiquette elle-même. Ce que j’aime dans ce projet, c’est la grande liberté qui m’a été donnée, toujours dans le dialogue. C’est d’autant plus excitant d’être le premier artiste invité à réinterpréter l’étui seconde peau. Toute cette série est évidemment caractérisée par le travail à la main mais aussi par la recherche de couleurs et d’accords avec le Chef de Caves Frédéric Panaiotis. Le projet repose véritablement sur notre rencontre.

Tu as imaginé de nouvelles étiquettes dont les couleurs incarnent les différents cépages, puis tu as complété le motif en apposant ton coup de pastel directement sur l’étui. Chaque pièce est donc une œuvre unique !

Absolument. Le choix des couleurs est né du dialogue avec le Chef des Caves. Ce sont des couleurs qui évoquent le litchi, l’ananas, la nature, la mousse… Nous avons beaucoup discuté des goûts, de choses très précises liées à la dégustation, mais nous sommes aussi allés au-delà du concret en ouvrant la discussion sur des sensations : marcher dans la forêt, sentir la vigne au matin… La retranscription de sensations de goût par la couleur a vraiment été le point essentiel de notre dialogue qui au final est resté très spontané.

Cette collaboration trouve son origine dans le goût, mais l’expérience que tu as fait des crayères à Reims a forcément dû être une nouvelle source d’inspiration pour toi. Ont-elles aussi alimenté ce projet ?

C’était chouette de pouvoir commencer nos échanges autour de la couleur et des sensations, et bien entendu de la dégustation, mais ayant déjà eu la chance de visiter les crayères, je m’en suis bien entendu beaucoup imprégné. Je m’en suis notamment inspiré pour les vitrines de La Grande Épicerie Rive Gauche qui sont un hommage à la Maison Ruinart à Reims. C’était une expérience fantastique de m’y rendre, d’ouvrir ces portes, de descendre l’escalier et de me retrouver totalement ailleurs. Dans ma démarche, j’aime aussi emmener le spectateur dans un univers un peu rêvé. L’imaginaire et la rêverie sont au centre de mon travail, et quand on descend dans les crayères, on entre dans un autre monde.

Justement, David Shrigley avait choisi comme fil rouge la découverte des crayères et de toutes les étapes de l’élaboration du champagne. Pour toi, il s’agit plutôt de traduire le goût par l’utilisation de la couleur.

L’envie au centre du projet a véritablement été de retranscrire chromatiquement le goût et les sensations éprouvées à la dégustation. C’est pour cette raison qu’on a fait le choix, un peu en deux étapes, de travailler l’étiquette. Parce qu’elle indique d’une certaine façon la manière de déguster chaque cépage, les différents temps, la vibration. Puis le travail à la main sur l’étui vient amplifier cette vibration et évoquer le côté pétillant du champagne.

Dans le contexte de l’année 2020, comment s’est articulée cette collaboration entre la Maison Ruinart et toi ?

C’est une relation personnelle qui s’est créée avec le Chef de Cave et la Maison. Aujourd’hui nous vivons un moment important, celui du partage, et je suis très heureux que l’on puisse à nouveau se retrouver, notamment pour découvrir les vitrines qui pour moi incarnent l’essence de notre collaboration.

Avais-tu déjà des notions dans la dégustation du champagne, ou as-tu trouvé là l’occasion de faire de nouvelles découvertes, des façons de déguster ?

J’en avais évidemment déjà dégusté, mais jamais je n’avais eu le privilège d’échanger de manière si intime avec le Chef de Caves. J’ai découvert une manière d’apprécier la dégustation en différents temps et étapes. Ça m’a aussi apporté un regard sur la couleur de chaque cépage, en détail, avant même la dégustation. C’est quelque chose que l’on remarque entre le Blanc de Blancs et le Brut, on voit évidemment leurs similitudes mais quand on y regarde de plus près, on distingue ce vert qui souligne le côté acidulé du Blanc de Blancs et qui s’exprime vraiment quand on le regarde dans la lumière. Il y avait vraiment ce jeu entre le goût, la lumière, la couleur, et l’observation du champagne. Et ça, je l’ai un peu mieux appris : regarder avant de boire !

Quel est ton premier souvenir de la couleur ?

Mon premier rapport à la couleur remonte à mon enfance, le jour où l’on m’a offert une boîte de crayons. Je mentionne toujours ce souvenir parce qu’il se rapporte à ma famille et qu’il me touche. Pour la petite histoire, j’ai colorié tout le couloir de l’entrée de l’appartement… ce qui aurait pu être un drame ! Finalement, c’est ce que je continue de faire aujourd’hui. 

C’est aussi ce qui t’a fait gagner Design Parade en 2017 en duo avec Paul Brissonnet. Est-ce qu’on peut dire que a été un moment déterminant dans ta carrière ?

Ça été un vrai moment de liberté pour moi, encore une fois une carte blanche pour m’exprimer sur un projet en particulier. J’avais déjà cette pratique et je commençais à la déployer dans des projets privés ou avec des galeries. Design Parade a été un moment de partage, surtout avec le grand public et bien évidemment la presse. La Villa Noailles est un centre d’art avec lequel j’ai depuis tissé une relation très familiale.

On parlait tout à l’heure de développement durable et d’éco-conception. Dans quelle mesure la protection de l’environnement s’inscrit-elle dans ta pratique artistique ?

C’est une dimension qui m’importe mais à laquelle je n’avais pas forcément prêté une attention précise parce que les matières que j’emploie sont toutes des matières naturelles. Les velins, les papiers, et les couleurs que j’emploie sont des pigments végétaux, minéraux. Le pastel à l’huile que j’utilise est une matière noble dans le sens où elle est totalement naturelle, de même que les aquarelles que je ramène du Japon. Ainsi la nature est toujours présente.

La nature fait aussi partie des thématiques que tu abordes dans tes dessins.

Le thème de la nature est en train d’infuser dans ma pratique personnelle, dans mes recherches, ou dans les livres que je peux acheter en ce moment. Tous les projets que j’aborde partent de codes (d’une maison), de références. Je suis en train de constituer toute une étagère dédiée à la nature dans ma bibliothèque, et je compte bien l’employer dans mes travaux personnels.

En l’occurrence, la nature que tu représentes est très solaire. On dirait que tu entretiens un lien particulier avec le Sud.

Je suis né à Paris, mais je fais beaucoup d’aller-retours dans le Sud pour différents projets, notamment pour la Villa Noailles. Ma palette de couleurs a évolué au fil de ces voyages, et c’est ce que j’aime aussi avec ce projet pour Ruinart. J’ai développé une nouvelle palette de couleurs qui évoque le territoire autour de Reims. Je pense particulièrement aux verts, ce que j’appelle les “mousses” et “terres”, qu’on retrouve à peu près sur chacun des étuis. 

Ce qui est intéressant avec ton utilisation des couleurs, c’est que tu ne les mélanges jamais. Chacune a son rôle.

C’est vrai, et je pense que ça rejoint toute notre discussion autour de la nature, du pigment et du respect de toutes ces matières. Je collectionne les pigments purs, c’est quelque chose qui me passionne. Je ne les mélange pas parce que je veux les utiliser tels qu’on les trouve dans la nature, tels qu’ils me sont donnés, et c’est ça qui me plait beaucoup. C’est aussi pour ça que les couleurs ne se juxtaposent pas – elles sont l’une avec l’autre. C’est ma manière de construire le dessin, par layer de couleur : j’emploie un jaune pour ce qu’il m’évoque, puis un bleu, puis un orange… et tout ça s’accorde. On peut assez justement faire le rapprochement avec l’étiquette Ruinart. D’une certaine manière, elle représente aussi l’accord conçu par le Chef de Caves et les différents paliers de dégustation. Je me rapproche de cette démarche dans la réalisation de mes peintures, mes décors et mes dessins. Il y a quelque chose de très spontané, et je ne mélange pas les couleurs afin de garder leur singularité et leur dynamisme.

J’ai lu quelque part que tu te considères comme un metteur en scène et que chaque couleur incarne un personnage. Tes vases, par exemple, sont tes acteurs, et c’est encore plus vrai avec les vitrines que tu as réalisées pour La Grande Épicerie Rive Gauche, dans lesquelles tu as réellement mis en scène les bouteilles.

Exactement ! Les vitrines représentent évidemment ma pratique du dessin, et j’ai là encore eu une grande liberté dans leur conception. Il y a une vraie légèreté apportée par ce blanc qui rappelle les crayères et évoque les fondements de la Maison ainsi que ma propre expérience du lieu, de la descente des escaliers jusqu’à l’exploration des différents niveaux. Ce sont comme des décors de théâtre qui s’entremêlent. Et les acteurs sont placés là comme sur une scène. Je réalise à l’instant qu’il y a trois vitrines, comme les trois actes d’une pièce de théâtre…

Interview: Maxime Der Nahabédian
Photos: Jean Picon
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