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17.11.2023 #art

Loris Gréaud

« Les Nuits Corticales » de Loris Gréaud au Petit Palais

Depuis le début des années 2000, Loris Gréaud déploie une trajectoire atypique sur la scène internationale de la création contemporaine. Il produit des environnements uniques, qui ont souvent recours à des éléments perturbateurs et suivent le fil d’une narration ambiguë qui tend à abolir toute frontière entre fiction et réalité. Nous avons rencontré l’artiste quelques jours après l’inauguration de sa nouvelle exposition au Petit Palais, « Les Nuits Corticales »
«Les Nuits Corticales c’est une sorte d’archipel, de nébuleuse d’images, de réflexions qui s’infiltrent dans le musée du Petit Palais.»
Vous avez créé une exposition multi-sensorielle et mystérieuse qui émerveille les sens du visiteur. Quelle est l’importance ou le rôle d’émerveillement dans votre exposition ? Comment voulez-vous que les visiteurs appréhendent votre exposition ? 
Si certaines séquences suscitent l’émerveillement du public, j’en suis ravi mais je n’ai pas d’attente ni d’intention particulières quant aux sentiments que devrait produire cette exposition sur ses visiteurs. J’espère que les systèmes que j’ai mis en place au sein des Nuits Corticales ouvre un spectre suffisamment large pour que chacun puisse en faire sa propre appréhension. C’est une chose intéressante avec le Petit Palais qui accueille un public très large venu de tous horizons, toutes nationalités et de tous âges ; j’aime l’idée que certains pourraient passer à côté de cette exposition conçue pour être infiltrée.
Quel était le point de départ pour « Les Nuits Corticales » ? Apparemment vous étiez inspiré par J.G. Ballard – quels romans ou quelles nouvelles en particulier ?
Il n’y a pas eu de point de départ si ce n’est cette invitation, ce lieu imposant et le choix que j’ai fait de produire des oeuvres et des systèmes spécifiquement pour ce projet. La perspective d’une page blanche…  Naturellement, mes références, mes « fondamentaux » ont tendance à réapparaître. Et j’aime beaucoup cette idée de relecture, de « re-visiter » mes classiques (littéraires, cinématographiques, musicaux…). Les titres des oeuvres font souvent écho à des titres ou des passages d’opus littéraires importants pour moi et c’est le cas dans cette exposition. On retrouve ainsi « La Machine Molle », en réalité The Soft Machine ou Nova Express tous deux empruntés à William S. Burroughs. Mais cela peut aussi être la trame narrative d’une nouvelle qui sert de synopsis ou de script pour une oeuvre, comme cela était le cas avec la performance inaugurale de l’exposition intitulée « Prima Belladonna » d’après la première oeuvre écrite de J.G. Ballard. Lien vers la performance
Plusieurs œuvres parlent de la métamorphose. Le visiteur entre dans le Petit Palais où on découvre « I—I Tacet » (2023) – une série d’œuvres sonores où des instruments de musique créés sur mesure sont greffés sur des moules de reproduction. Tout d’abord, pourquoi avez-vous voulu restaurer et reproduire des moules des sculptures ornementales du XVIIème siècle de Philippe de Buyster, les Anges du dôme du Val de Grâce ?
Le fait d’ériger des moules d’oeuvres d’art classiques au rang de sculpture abstraite est un travail que j’ai commencé en 2014 à travers la série The Multiplication Table of Obsession and Irresolution dont le Centre Pompidou a fait l’acquisition en 2021. Ici, spécifiquement pour le Petit Palais, j’ai utilisé les moules des oeuvres de Philippe de Buyster, des sculptures d’Anges. Ils ont été restaurés en suivant scrupuleusement la nomenclature utilisée pour la conservation des chefs-d’œuvre classiques, comme ont pu l’être certains des plâtres présentés dans la grande galerie Nord du Petit Palais. Instantanément un dialogue s’est établi entre ces oeuvres et les sculptures du Petit Palais, autour de cette notion d’irrésolution que je trouve particulièrement productive.
Pour réaliser « I—I Tacet », vous avez également demandé au facteur d’orgue Terence Jay de concevoir des instruments de musique sur mesure appelés « Euphones » pour être incorporés dans les six sculptures. Les instruments avec une nette verticalité contrastent avec les formes quasi organiques des moules. Quelle a été votre inspiration ?
Depuis cette réflexion sur une oeuvre qui changerait de statut en permanence, le fait qu’il s’agisse de sculptures d’anges, et cette hypothèse selon laquelle chaque bâtiment a une fréquence de vibration qui potentiellement entraînerait son effondrement, je trouvais très intéressant de greffer sur ces sculptures ces instruments de musique à friction dont le son est très beau, et proche du Crystal Bachet. J’ai donc proposé à Terence Jay de concevoir des instruments sur mesure, pour qu’il s’intègrent parfaitement aux sculptures et dont les notes recomposerait une harmonie en Ré mineur pour que théoriquement, les infrasons produits par l’activation de ces instrument puissent entrer en résonance avec la fréquence de vibration de la galerie Nord du Petit Palais. Tous les soirs, la demi-heure précédant la fermeture du musée au public, les œuvres sont donc activées par des musiciens professionnels, selon une partition et un protocole conçus par mon cher ami Philippe Langlois, directeur de la pédagogie à l’IRCAM, et cette installation sculpturale murmure alors chaque jour le générique de fin de l’exposition. Une sorte de chant du cygne.
Dans le jardin, des haut-parleurs sont dissimulés et diffusent des « nappes » sonores sur les îlots entourant les bassins. Vous avez collaboré avec le Professeur Michel André sur ce projet qui s’annonce comme « un voyage statique de près de 50,000 km en temps réel du pôle Sud au pôle Nord »… Pouvez-vous nous en parler ? 
Mon cher ami et collaborateur, le Prof. Michel André, travaille depuis plus de trente ans dans son laboratoire de bioacoustique (le LAB) où il centralise les milliers de données, fréquences, vibrations, prélevés par des micros et des capteurs intelligents qu’il a lui-même placés dans les endroits les plus inaccessibles de notre planète. La technologie « Listen the Deep Ocean » (LIDO) lui permet de se connecter physiquement, en temps réel, aux confins du monde : cœur de la forêt amazonienne, profondeurs des mers de l’antarctique, banquise de l’arctique, plaines désertiques de l’Afrique, ou encore mer du Japon. Ces données lui permettent d’évaluer l’interaction entre l’univers sonore des écosystèmes et la pollution acoustique produite par l’homme et de concevoir des outils technologiques pour par exemple empêcher les collisions entre les infrastructures humaines et les espèces animales.
Le Prof. Michel André m’a confié sa technologie, pour qu’aux coordonnées exactes du jardin du Petit Palais — 48° 51’ 57.773’’ N 2° 18’ 52.524’’ E — 20 haut-parleurs puissent être installés. Un logiciel spécifiquement conçu par le LAB, permet au lieu de se connecter à intervalles réguliers à une de ces 5 localisations et d’en diffuser l’environnement acoustique à l’instant T. Il s’agit véritablement et physiquement d’un voyage par l’écoute de plus de 50.000 Km… Et cette possibilité que le Petit Palais puisse, à travers l’infiltration des « Nuits Corticales » être doué d’ubiquité.
Vous avez collaboré avec le Professeur Michel André pour la première fois sur le projet de 2012 « The Snorks : a concert for creatures » – un concert sous-marin à l’attention des créatures abyssales. De quoi s’agissait-il ? Avez-vous collaboré sur quels autres projets depuis ?
En effet, en 2012, j’ai fait la connaissance du Prof. Michel André qui m’a permis de résoudre une équation que même le MIT de Boston n’avait pas réussi à solutionner. Diffuser un concert sous-marin pour tenter de stimuler les créatures bioluminescences abyssales par les fréquences sonores émises. Je ne pouvais pas trouver de meilleur interlocuteur que ce pionnier de la bioacoustique. Nous avons alors diffusé au large de Toulon à plus de 4000 m de profondeur la musique spécifiquement composée par Anti-Pop Consortium pour l’occasion.
Nous ne nous sommes jamais quittés depuis. Le développement pour l’oeuvre Moratorium au Petit Palais était un travail de longue haleine… et nous travaillons en parallèle avec le Prof. Francesco Sauro et Michel, sur ce qui est certainement le projet de ma vie et qui verra le jour en 2026.
Vous avez également collaboré avec le CNRS et le Dr Audrey Dussutour, spécialiste du physarum polycephalum, aussi appelés blobs. Vous avez développé un élevage dans votre atelier qui a été transplanté dans l’enceinte du musée, au cœur du jardin paysager. Pourquoi ? D’où vient cet intérêt ? 
Le physarum polycephalum est certainement ce qui se rapproche le plus aujourd’hui de l’image stéréotypée que l’on pourrait se faire d’un Alien. Inclassable, cet organisme unicellulaire sans ossature, sans cerveau, sans système nerveux bouscule l’ensemble de connaissances : il est quasiment immortel (il entre en dormance lorsque les conditions ne sont pas favorables à sa croissance), il est doué d’intelligence (il est capable de traiter l’information pour atteindre ses objectifs et partager le savoir qu’il a acquis avec ses pairs). Pour Les Nuits Corticales, cette créature grandit dans l’espace extérieur, qui paradoxalement est le coeur du musée : le jardin. Les différents effets produits par ces grands monolithes noirs installés sur les bassins, la végétation et leur imbrication, permettaient de créer un système, un écrin à destination du « blob » dans lequel le visiteur devenait presque un corps étranger.
Collaborer est très important, voire primordial, dans votre pratique. Comment choisissez-vous vos collaborateurs ? Comment voyez-vous les interactions entre les artistes, les scientifiques, les musiciens et les gens d’autres univers encore ? Comment peuvent ces genres de collaborations enrichir la pratique d’un artiste ? 
La collaboration n’est pas au coeur de ma pratique mais plutôt un moyen qui me permet de propulser des idées dans le champ du réel. Chaque projet a ses propres exigences et souvent appelle à ce que je me déplace et me rapproche des personnes les plus à même de répondre à des questions posées. C’est pour cette raison uniquement que je vais nécessairement à la rencontre du Dr Audrey Dussutour, spécialiste mondiale du physarum polycephalum. Sans elle, son savoir, son expertise, il serait impossible de tenter de donner forme à l’oeuvre Physarium. 
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre œuvre « XX-XX » (2023), une sculpture cinétique de pangolin – créature suspectée d’avoir transmis le Covid-19, et sur votre sculpture olfactive « Nova Express » ?
Les Nuits Corticales c’est une sorte d’archipel, de nébuleuse d’images, de réflexions qui s’infiltrent dans le musée du Petit Palais et qui s’y développent pour former une  grande horlogerie dont les oeuvres que vous évoquez font partie.
XX—XX est un pangolin – un tirage hyperréaliste réalisé à partir de l’empreinte d’un spécimen vivant – l’animal suspecté d’être à l’origine de la pandémie. Seuls son apprêt, sa texture, le mécanisme dont il est équipé, ses rouages, son organe moteur, son barillet en acier logés au niveau de son bas-ventre font de lui une sculpture à part entière. Une sculpture cinétique car positionnée dos aux visiteurs, dans la galerie Sud du musée, elle avance inexorablement, en ligne droite, au rythme presque impossible de 1,25 cm par mois — la vitesse moyenne de croissance de la pilosité humaine.
Nova Express est une oeuvre olfactive réalisée à partir de la découverte inopinée faite par  l’institut Max Plancke en 2009. Alors que ces astronomes tentaient de trouver dans le « deep space » des traces d’acides aminés (des éléments constitutifs de la vie), c’est du formiate d’éthyle, une molécule terrestre, qui leur est apparu. Il s’agit étonnement de la molécule qui donne son goût aux framboises et son odeur au rhum. J’ai donc eu cette intuition que les molécules qui constituent le cœur de notre galaxie, le formiate d’éthyle, pourraient être propulsées dans le vaste espace de la galerie Sud du Petit Palais à l’aide de diffuseurs olfactifs spécifiquement développés pour l’œuvre. Ce dispositif — sa technologie et ses mécanismes fonctionnels — est une sculpture à part entière : il est présenté sous cloche et sur un socle en acier brut. Paradoxalement, l’œuvre est quant à elle immatérielle : elle est physiquement présente, mais invisible à l’œil nu. Tous les jours, par séquences de 15 minutes, les 4 diffuseurs s’actionnent, et la galerie Sud puis la rotonde d’accueil, s’emplissent physiquement de la voie lactée en expansion. Dans cet espace vide, le musée devient poreux, perméable à l’infiniment lointain.
Les Nuits Corticales c’est aussi l’oeuvre préliminaire, un hors-champ que j’aime beaucoup, un ovni filmique conçu avec ma grande amie et complice Charlotte Rampling. Intitulée « ANNONCE » l’oeuvre sera diffusée dans les cinémas MK2 d’ici quelques jours et visible dès à présent en ligne

 

les NUITS CORTICALES LORIS GRÉAUD 4 oct. 2023—14 jan. 2024

commissaire : Juliette Singer.

Propos recueillis par Say Who

 

Photos : Courtesy Loris Gréaud

Loris Gréaud, Les Nuits Corticales, Petit Palais, 2023. © Loris Gréaud, Gréaudstudio, Petit Palais, Paris Musées, ADAGP 2023.

N° 01, 02, 09.

Crédits Photo :  SFX Designer — Geoh.Photo.

Autres : Crédits Photo : REALISM NOIR.

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